Jeune, je lisais le club des quatre : Melville et Hemingway, mais aussi Twain et Faulkner, plein soleil, au bord de la rivière. Mon imagination ne faisait pas un quart de tour : deux ou trois branchages échoués sur la berge suffisaient à bricoler un radeau d'aventure qui m'offrait une glissade au gré du courant jusqu'à point d'heure. La ligne d'horizon reculait sans fin. Tout périple a sa part de risque, n'est-ce pas ? Mais, Capitaine Achab en herbe et seul équipage à bord, la perdition n'était pas au programme - les dieux et les déesses y veillaient.
Pour mon plus grand bonheur, ce quatuor décisif m'accompagne toujours.
Whisky de lune rue Servandoni, entre la place de l'Odéon et mon cher Luco, le jardin du Luxembourg. Le fantôme bien vivant de Faulkner est là, tout proche. Venu en 1925 visiter, parmi d'autres projets, les champs de bataille de la Somme, l'auteur de Sanctuaire (Sanctuary, 1931) a séjourné dans le Grand hôtel des Principautés unies. Présage, pour qui sait lire ?
Le plus étonnant, dans une vision rétrospective, est qu'il n'aura pas croisé Hemingway (imaginons le dialogue au sommet !) pourtant présent au même endroit dans ces heures de la coulisse, cardinales pour la littérature. Faulkner préférait sans doute la paix du vaste jardin et les haltes dans les églises du voisinage. J'entends encore la voix de Maurice-Edgar Coindreau, son grand traducteur français de l'anglais d'Amérique, parlant de l'ami Faulkner nativement at home dans le monde souverain de la Bible.
On se souvient du mot désarmant de candeur prononcé par William Faulkner en guise de réponse aux questions toujours plus pressantes des journalistes américains à l'époque de l'attribution du prix Nobel (1949) : I am not a writer -I'm just a farmer who likes to tell stories (Je ne suis pas un écrivain, je suis simplement un fermier qui aime raconter des histoires -défiance vis à vis du milieu, connaissance de la nature, de l'humaine nature, surtout, et dimension mythologique potentielle).
Outre les romans, le seigneur élégant de Rowan Oak, (belle demeure de planteur en blanc et vert), Oxford, Mississippi, en aura écrit des short stories : plus d'une centaine ! Il faut avoir vu de près sa modeste machine à écrire de marque Underwood (sous-bois...) sur la petite table de l'office, tagadak, tagadak, tagadak, le galop du langage - cheval mustang au souffle puissant qui cavalcade en liberté.
Dans la poche, cette vieille édition de The Sound and The Fury (1929). Et c'est de l'état de Virginie, pur entre les purs, se riant du bruit et de la fureur, que William Faulkner et ses personnages - loufoques, rusés, bavards, silencieux -, exilés d'un univers englouti, continuent à émettre des signaux intenses.