19 février 2012 7 19 /02 /février /2012 07:00

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Les traditions de nos campagnes disent que l'arbre porte bonheur aux amourettes...

 

 

Quand là-bas est inénarrable, je cherche un lieu de lumière.

 

Sur la route d'Éphèse, une aridité dont ne voudrait même pas un âne. Et pourtant...

 

Le théâtre de toujours pour moi seul un matin entier. Ce n'est pas donné à tout le monde.

 

Cette auberge, hier soir, le joueur de flûte.

 

Du raki et du vin rouge aussi.

 

Les labyrinthes du prytanée ont été un régal : bien perdu pour mieux me retrouver.

 

Sur les restes de la bibliothèque de Celsus, j'ai feuilleté quelques pages d'Orhan Pamuk.

 

Arrivée soudain de nulle part, elle est venue vers moi sur le chemin de rocaille.

 

Mate de peau. Une Indienne sans son sari.

 

Je l'ai embrassée à pleine bouche sous l'ombrage réduit de l'unique sorbier.

 

Une grive pas farouche qui s'est ri des filets.

 

Dans sa main, au moment de se dire au revoir, trois baies rouges.

 

Oiseleur, ton bonheur.

 

 

 

15 février 2012 3 15 /02 /février /2012 07:00

 

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De façon très générale, notre problème actuel est un problème d'attitudes et de mise en œuvre...


 

Je suis arrivé à mon but par la route de l'Ouest, ma vieille édition de l'Almanach à la main. La log-cabin de Baraboo est telle que je me la représentais : une cabane russe pour forestier américain. La rivière Wisconsin, toute proche, forme un V inversé au bout du terrain spongieux, vers le Nord : une tête de flèche indienne en terre pacifique. Nous sommes au printemps, mais la fonte de la neige, très abondante cette année me dit le chauffeur du bus, a creusé des ravines profondes sur le sentier qui mène à l'entrée.

 

Le nom d'Aldo Leopold commence à être maintenant bien connu en Europe. Son œuvre, resserrée autour de deux ou trois textes décisifs, l'est bien plus en Amérique depuis que l'idée vivante d'une éthique environnementaliste a vu le jour dans les années 1940.

 

Cette édition de l'Almanach, 1968, $1.20, recouverte aujourd'hui d'un tas de notes et de ruban adhésif, je l'avais trouvée il y a très longtemps, un jour de jungle chaude, dans l'une de ces librairies d'occasion sur Broadway. New York était vibrante, captivante et violente à l'époque. Depuis, les vibrations se sont déplacées et la violence de la vie a changé de visage. C'est tout. 

 

Après avoir fait le tour du propriétaire, unique visiteur, j'ai pris la liberté d'assembler quelques rondins épars en une pile idéale pour m'y reposer à l'ombre et me laisser ainsi filtrer par les heures. De la cabane, il n'y a pas grand'chose à en dire : bâtie d'honnêtes planches de bon bois, de l'American Cedar qui se moque des insectes piqueurs, je pourrais la retrouver quasi à l'identique, en Norvège, en Sibérie ou dans les Alpes. Ah, si, peut-être la présence, face à la porte, d'une pompe à bras qui sert à puiser l'eau souterraine offre à l'observateur une note singulière. À l'intérieur, j'ai surtout apprécié la cuisine, en fait, un long plan de travail, qui dans son humilité extrême permettait, je pense, de se préparer, adossé à l'âtre, une pitance correcte les jours de frimas.

 

Ce matin, la vie sauvage est sage. Est-ce ainsi l'harmonie de l'homme et de la terre ? Je peux comprendre que les autorités préservent des lieux comme celui-ci : en moins de cinq minutes, vous courez le risque de vous retrouver sur une Interstate lourdement bétonnée, densément infréquentable, dangereuse, bruyante et puante. Tout le contraire concret de la formule qui fait un peu le succès de Leopold : une action est juste, quand elle a pour but de préserver l'intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est répréhensible quand elle a un autre but / A thing is right when it tends to preserve the integrity, stability, and beauty of the biotic community. It is wrong when it tends otherwise.

 

J'ouvre le livre au hasard. Ce qu'il y a de bien avec Leopold, homme du dehors, c'est que sa science naturelle et sa conscience écologique, comme on dit désormais, s'expriment dans une simplicité désarmante. Simplicité, pas simplisme. C'est exactement le genre d'ouvrage qu'enfant j'emportais partout avec moi :

 

Quand les pissenlits ont posé la marque de mai sur les pâturages du Wisconsin, il ne reste plus qu'à attendre la preuve ultime que le printemps est arrivé. Installez-vous sur une touffe d'herbe, ouvrez vos oreilles vers le ciel, oubliez le chahut des alouettes et des carouges et vous l'entendrez bientôt : le chant en vol du pluvier montagnard de retour d'Argentine.

 

(...)

 

C'est l'aube. Un souffle de vent traverse le grand marais et roule un banc de brouillard, lentement, sur l'espace immense. Tel le spectre blanc d'un glacier, les brumes s'avancent, chevauchant les phalanges de mélèzes, glissant au ras des tourbières lourdes de rosée. Un seul silence est suspendu d'horizon à horizon.

 

(...)

 

Penser comme une montagne. Un hurlement surgi des profondeurs résonne entre les parois rocheuses, dévale la montagne et s'évanouit dans le noir. C'est un cri de douleur primitive, plein de défi, et plein de mépris pour toutes les adversités du monde.

 

(...)

 

Un oiseau bleu vient de se poser sur le faîte de la cheminée. Voici un livre que chacun devrait avoir avec soi, amoureux de la nature ou simple promeneur du dimanche, aventurier du retour à la terre ou sympathisant du mouvement écologiste, dans son sac ou sa bibliothèque. Oui, d'accord, en substance, on peut toujours discuter du vocabulaire, avec la présentation que Le Clézio fait de l'Almanach. Et plus. Bien lu entre les lignes, ce viatique naturel invite à la résistance joyeuse contre la bêtise en général et la mécanisation de l'espèce humaine en particulier. 

 

La terre en tant que communauté, voilà l'idée de base de l'écologie, mais l'idée qu'il faut aussi l'aimer et la respecter, c'est une extension de l'éthique. Quant à la moisson culturelle, c'est un fait connu depuis longtemps et oublié depuis peu (...) Un tel déplacement des valeurs peut s'opérer en réévaluant ce qui est artificiel, domestique et confiné à l'aune de ce qui est naturel, sauvage et libre. Leopold écrivait en 1948. Et, avant lui, mon ami Thoreau en 1854. On mesure le chemin qui resterait à parcourir afin de nous accorder sur les motifs et motivations qui permettraient à notre monde de continuer à être vivable et non devenir irrémédiablement immonde.  

 

 

(Aldo Leopold, A Sand County Almanac, Oxford University Press, 2001 / Almanach d'un comté des sables, préface de J.M.G. Le Clézio, Aubier-Montaigne, 1996)

25 janvier 2012 3 25 /01 /janvier /2012 07:00

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Nombreux sont les peintres qui ont peur d'une toile blanche, mais une toile blanche a peur du véritable peintre passionné qui ose...

 

 

Tour au musée d'Orsay avant le délire des anoraks en cohortes

 

Des jardins de l'Observatoire vers la Seine. La rue Monsieur-le-Prince dans l'autre sens.

 

Sur la droite, autrefois, cette agence de voyages, Uniclam, qui faisait, dans les années 70, le bonheur des aventuriers en herbe vers l'Amérique latine. Un peu plus loin, le restaurant Polidor, les murs ont-ils des oreilles ?, l'ombre furtive de mon cher Rimbe, et la librairie orientale de Hrand Samuelian qui tient le coup, et en face, oui, il y avait cette librairie des tropiques, comment s'appelait-elle ?, la librairie des îles et du Pacifique, il me semble, un joyeux capharnaüm cet endroit, disparu lui aussi.

 

Heureusement, la librairie du Carrefour est toujours présente en pole position tout comme Tschann, boulevard du Montparnasse, Compagnie, rue des Ecoles, Le Divan, rue de la Convention, après avoir été virée de Saint-Germain, souvenez-vous, Delamain au Palais-Royal, Sauramps à Montpellier et Mollat, ah ! Mollat, à Bordeaux.

 

L'eau, les arbres, la brume, légère.

 

Café à l'angle et tout de suite en compagnie de Vincent.

 

Nous sommes à Saint-Rémy, Provence. Il fait chaud. Dernier acte. Avant l'oblique Sud-Nord. Lune, lunaisons, spirales vers l'asile nécrologique pour de bon. S'est-il vraiment suicidé ? La question mérite d'être retenue.

 

De la quarantaine d'autoportraits, c'est sans doute celui-ci, datant de 1889,  que je garde au cœur de mon œil.

1 janvier 2012 7 01 /01 /janvier /2012 07:00

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As the greatest lessons of Nature through the universe are perhaps the lessons of variety and freedom, the same present the greatest lessons also in New World politics and progress...


 

Un cottage dans un océan urbain de verdure au milieu de la grisaille rehaussée ça et là de couleurs convenues en ces jours dits de fête.

 

Une grande table, un vaste lit, un long piano Kawai, son pédalier en forme de lyre. Une bonne bibliothèque aussi. Beaucoup de lumière, directe et indirecte.

 

Rien de mieux pour franchir l'écluse du Nouvel An que de se mouvoir à Londres dans ce district nordique de Camden Town où la vie vraie se montre à chaque coin de rue.

 

2012 verra les jours juliens de 2455927 à 2456292. Pour le calendrier chinois, ce sera l'année du dragon d'eau. Feu et eau, il va y avoir du sport tous azimuts ! Le signe le plus apprécié des adeptes du zodiaque, me dit, avec un sourire malicieux, le gars de Hong Kong qui anime le débit de tabac-journaux-alcools à sa guise. Sur ce vieux continent, un frère de la Brooklyn Cigar Company chère, en imagination, à mon ami P.A. Je tiens désormais pour acquis que les camarades Chinois, avec l'accent !, s'y connaissent depuis longtemps en matière de repositionnement des constellations.

 

Dragon : signe astrologique de l'heureuse fortune, de la bonne entreprise, du rayonnement parfait. Drague, draguez, draguons ! Draguer ? Mentalement,  j'ouvre le dictionnaire : curer le fond d'un fleuve. En vider le sable, la vase. La vase, surtout...

 

Elle est pas belle, la vie ? Je sors de la boutique parfumée, un Romeo Y Julieta mille fleurs en bouche.

 

Un réveillon très éveillé à classer, avec le concours d'une amie musicienne, des textes épars que j'avais emportés pour l'occasion dans le train, le fameux Eurostar. À la radio, La Grande-Duchesse de Gérolstein et ses flonflons qui invitent aux joyeuses libations. Si tu es mouette, chante donc !

 

Et dès l'aurore d'une nuit claire, ça recommence : l'euro, une étoile filante ?, se demande la presse britannique. J'ai connu la livre sterling - £, quel beau symbole ! Libra, la balance. Que d'équilibres historiques ont été construits et défaits en ton nom ! -, qui valait quatorze nouveaux francs. Le franc, you remember ? L'autre jour à Paris, sur les quais des bouquinistes, j'ai palpé, pour bien me souvenir, le petit billet de cinq francs à l'effigie de Victor Hugo. Et celui de dix francs, Voltaire...Un Pelican Book ou un Penguin Book coûtait environ cinquante pence dans les années 1960-70...Une tasse de thé, dix pence. Un carnet d'écriture, cinq pence. Un honnête whisky - oui, j'ai commencé à boire jeune, je plaisante ! -, trente pence. Une place de concert, deux livres. Un fish & chips, là, sur les docks, tous les docks de Portsmouth à Glasgow, quinze pence. L'ouvrier anglais recevait encore son salaire à la semaine. Il n'y avait pas énormément d'argent en jeu, il y avait suffisamment d'argent. Je le sais, j'ai traversé ce monde.

 

Fais un tour dans l'air vif le long de l'eau. Pas un chat. Si, en voici un, blanc-noir, qui se prélasse sur le toit d'une cambuse. Les bateaux dorment encore. Avant-hier, revenu pour la énième fois sur mes pas dans le proche quartier fréquenté par mon cher Rimbe en 1872. Je peux bien vous donner l'adresse de son logis d'alors : 8 Royal College Street, NW1 0TH. Depuis quelques années, alors que la bâtisse était promise à la démolition, elle a été, grâce, entre autres, à la chanteuse Patti Smith, restaurée et confiée à une association locale, Poets In The City. Comme quoi...Elle était dans un sale état à toutes les époques, cette maison de briques. Qu'elle soit debout est important et en même temps, vu de Sirius...

 

Je m'arrête un instant sous un saule pleureur. L'arbre a les pieds dans l'eau et la tête dans les nuages. Qu'il est souple dans le vent ! Son nom d'outre-Manche : weeping willow. Autant de botaniques W que de branches échevelées qui se jouent des éléments. Il n'est pas mauvais de pleurer de temps à autre.

 

Rentre et travaille ! La matinée jusqu'au soir dans les mots. Oscar Wilde : J'ai travaillé toute la matinée à la lecture des épreuves de l'un de mes poèmes et j'ai enlevé une virgule. Cet après-midi, je l'ai remise. Une idée de la chose. Un de ces horribles travailleurs !

 

De l'étagère en acajou, tandis que le feu crépite dans la cheminée, je tire deux livres. There's no use to pretend, we've come to the end. Ces heures du temps cadastré, n'invitent-elles pas au recueillement méditatif ? Le saule est toujours là, bien dans l'axe. La compagne de ces jours aussi, qui à l'instant fait vibrer Mozart. Le premier des deux volumes a la vastitude d'un continent. L'autre, pour toutes sortes de raisons, je l'emmène au bout du monde.

 

J'ouvre les deux en même temps et confie mon geste au hasard. Ces instantanés d'America : A Celebration !, je les trouve saisissants de justesse : ces rues grouillantes de Lower East Side, New York, vers 1910, cent mille désirs dans le tourniquet de l'existence, cent mille dollars gagnés-perdus en un clin d'oeil sous un âpre soleil, espoirs désespérés de tant d'individus ayant migré en masse, leurs moeurs, leurs coutumes, leurs idées ou leur absence d'idées, ces suffragettes en goguette qui battent le pavé du politiquement correct, ces orchestres de jazz dans la houle de la Grande Dépression. Des voitures, en veux-tu, en voilà, toujours plus grosses. En pleine page. Les bénéfices de certaines ventes iront bientôt alimenter une dictature naissante en Allemagne. Les années 1930. Motion pictures. Miroir improbable-probable du temps présent. Des boissons. Des soldats. Des gangsters. Des filles de joie. Des rixes. Des guerres. Pour le bien de l'humanité ou non. Parfois, des retours de guerres. Des conflits d'essence coloniale. Des pétrodollars. Des têtes officielles. Des monuments. Beaucoup de banques. Wall Street. Des murs s'élèvent. Des Noirs qu'on pourchasse. Des vendeurs à la criée. Des hommes-sandwiches, Be Free, Let's Be Happy ! La nature. Pas obligatoire. Des paysages. Des hommes et des paysages. Il faut chercher. Et pourtant ce pêcheur placide du Montana, sa ligne dans la rivière au cœur double. Oui, des stars et des enfants terribles, dit la légende. C'est ça. Une infinie mise en scène, d'accord.

 

Que reste-t-il de ces perspectives démocratiques ? C'est exactement ce que pourrait aujourd'hui se demander Walt Whitman, mon voisin de cet autre Camden, New Jersey, actuel enfer dans le brasier nord-américain.  

 

Democratic Vistas. Couverture en marocain rouge. Police : Book Antiqua. Édition de 1892. Sur la page du titre, cette note au crayon (il ou elle a aussi voulu se souvenir) : First edition 1871, publisher J.S. Redfield, New York, 140 Fulton Street, Upstairs, 75 Cents. Ce Upstairs est charmant. Un opus des cimes. À l'évidence, un portrait en creux de cette figure unique de la poésie. 

 

Qui écrirait encore comme ça ? : We see our land, America, her literature, esthetics, &c., as, substantially, the getting in form, or effusement and statement, of deepest basic elements and loftiest final meanings, of history and man -- and the portrayal, (under the eternal laws and conditions of beauty,) of our own physiognomy, the subjective tie and expression of the objective, as from our own combination, continuation, and points of view -- and the deposit and record of the national mentality, character, appeals, heroism, wars, and even liberties -- where these, and all, culminate in native literary and artistic formulation, to be perpetuated; and not having which native, first-class formulation, she will flounder about, and her other, however imposing, eminent greatness, prove merely a passing gleam; but truly having which, she will understand herself, live nobly, nobly contribute, emanate, and, swinging, poised safely on herself, illumin'd and illuming, become a full-form'd world, and divine Mother not only of material but spiritual worlds, in ceaseless succession through time -- the main thing being the average, the bodily, the concrete, the democratic, the popular, on which all the superstructures of the future are to permanently rest.

 

Il y croyait ferme, Walt. On a vu la suite. Planétairement.

 

Mais perspectives, OK. C'est ce dont nous, démocrates exigeants, avons le plus besoin.

 

Veux-tu grimper jusqu'à la cime des plus grands arbres ? 

 

Allez, champagne et ce vœu : va à contre-courant, va...

 

 


 

 

(Barbara M. Berger, America : A Celebration !, Dorling Kindersley Publishing, Inc., 2000 / Walt Whitman, Democratic Vistas, University Of Iowa Press, 2009)

7 décembre 2011 3 07 /12 /décembre /2011 07:00

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La voie est sous vos pieds...

 

 

Il pleuvait déjà des cordes sur le fort de Jhansi ce matin-là, mais quand j'ai pris la voiture pour me rendre à Sânchi, c'était pire.

 

C'est sûr, je n'avais jusqu'alors rien à craindre derrière les créneaux de grosses pierres : au cours de la fameuse révolte des Cipayes, la forteresse en question avait tenu le choc. Ce n'était pas une mousson et ses tromblons d'altitude qui allaient l'effaroucher. J'aurais pu attendre bien sagement à l'abri que les éléments tropicaux se calment pour entreprendre quelque chose. Mais appel de la route quand tu me tiens...

 

La route ? Quelle route ? Which road ? On ne voyait rien à trois mètres et tout était défoncé. Je commençais à regretter mon banc sous le porche. Pas le choix. Il me fallait avancer. L'essuie-glace est soudain tombé en panne. Suis resté de marbre. Comme dit l'autre, éviter l'erreur et contrecarrer la précipitation. Zèle de Zénon : facile à dire !

 

Au bout de huit heures, huit longues heures à la barre, les cordes de la pluie se sont enroulées sur elles-mêmes. Magie ! Quoi de plus normal en Inde, n'est-ce pas ? Fakirs et autres acrobates célestes, kif-kif.

 

À l'entrée de Sânchi, j'ai laissé la voiture ou ce qu'il en restait dans une énorme flaque d'eau. Après moi, le déluge !

 

Poursuivi à pied ma navigation devenue moins risquée jusqu'au sommet de la colline à la recherche d'un lieu de lumière.

 

Quelques pèlerins bouddhistes, regards tournés vers les portiques du grand stûpa, dessinaient de leurs robes une belle vague jaune-orangé.

 

Sur un autre banc de silence, j'ai laissé le charme du passage s'insinuer dans mon cerveau.  

 

Quand il n'y a rien plus à faire, que faites-vous ? 

 

 

(Jean-François Revel & Matthieu Ricard, Le moine et le philosophe, Nil Éditions, 1997)

9 novembre 2011 3 09 /11 /novembre /2011 07:00

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Je ne connais plus d'énigmes : les choses arrivent, voici l'unique sagesse.


 

Une pension de famille, à l'écart du tumulte - inespérée.

 

Mais si, cher Robert, des énigmes pour soi-même, il y en aura toujours. Je le veux !

 

Dans la chambre claire, j'ai posé mon paquetage.

 

Sur les murs blanchis à la chaux, trois images.

 

Une représentation de Ganesh en bleu.

 

Un homme et une femme dans une posture sans équivoque.

 

Un soleil massif sur une rizière.

 

Blanc : dans la cour, sous le patio, sur la façade.

 

La forteresse au-dessus. Ou ce qu'il en reste.

 

La jeune femme brune sert des lassis.

 

Je fume un cigare.

 

Éloquence érotique silencieuse.

 

Bord des ghâts, bord du fleuve : jaune et vert en draps virevoltent.

 

Des embarcations multicolores vont et viennent.

 

L'odeur de l'encens.

 

Humide humus.

 

L'encre bleue au vent des pages.

 

Je marche sur les rives du temps.

 

Il n'y a plus de temps.

 

J'ai rendez-vous avec la femme brune.

 

Nous cherchons la fraîche conjonction des coordinations.

 

À une raison déraisonnable.

 

Je suis ce voyageur sans attache.


 

Maheshwar, pourtant, te revoir...

 

 

(Robert Musil, Der Mann ohne Eigenschaften / L'homme sans qualités, Seuil, 2004)

30 octobre 2011 7 30 /10 /octobre /2011 07:00

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Ich bleibe wer Ich bin...

 

 

Cette amie avait un amant pragois. À trois, nous formions un trio insolite.

 

Pour leur faire plaisir, j'avais accepté ce voyage tchèque dans ce qui s'appelait encore à l'époque le bloc de l'Est. Je désapprouvais ce qui se passait derrière le rideau de fer, mais j'avais très envie de déambuler dans les rues de Prague, chargées dans mon souvenir d'une histoire tantôt brillante, tantôt totalement opaque.

 

En ce temps-là, c'était une petite aventure que de traverser les frontières de l'Europe centrale, une Europe avec beaucoup de barbelés et peu de couleurs aux fenêtres.

 

En sortant de la Praha Wilsonovo nádraží ce matin d'avril, la grande gare centrale, c'était comme me retrouver cent ans en arrière : des chevaux tiraient un attelage rafistolé dont je saisis qu'il faisait office de benne à ordures, quelques véhicules pétaradant se battaient en duel sur l'asphalte et des miliciens en civil contrôlaient les allées et venues de passants à la démarche robotisée. La normalizace, la normalisation, avait eu lieu et les visages n'étaient plus tout à fait humains. Cette entrée en matière contrastait avec ce que je voyais de la ville : de beaux et grands édifices à l'architecture ouvragée, des avenues larges et claires, des places à l'écart où il aurait sans doute fait bon conter fleurette.

 

Milan habitait justement dans l'une de ses belles demeures très Mitteleuropa. Pas dans un appartement avec un bacon, non, mais dans l'une des caves de l'immeuble, une cave dont le sol était en terre battue et qui puait la pisse de chat. Dès notre arrivée, Milan s'était confondu en excuses, liant le français à l'anglais et à l'allemand : il avait beau faire, nettoyer et encore nettoyer, l'odeur s'était infiltrée partout. À jamais.

 

Étudiant en lettres, passionné de littérature française - il pouvait réciter des poèmes entiers de Ronsard mieux que ne le feraient certains qui emplissent les amphis d'aujourd'hui -, Milan disposait d'une solide bibliothèque de l'ombre dont, à l'occasion, il faisait remonter les beautés en pleine lumière.

 

L'amie et son amant avait des choses à se dire. Sans carte et sans boussole, je suis donc parti au hasard des rues. Ce ne fut pas bien difficile pour moi de découvrir Malá Strana, le vieux quartier baroque de la ville, puis Karlův mostl, le pont Charles, accueilli par une horde de chats faméliques. J'ai parlé la langue féline un moment et poursuivi mon chemin. Au coin d'une rue, je suis tombé sur une affichette annonçant le prochain spectacle de la Lanterna Magica : une lanterne magique ? Une offrande contestataire dans le plomb ? Il devait y avoir de cela.

 

J'avais déjà pris pas mal de photographies lorsque je me suis aperçu que je n'avais plus de pellicule. C'est là que mes ennuis ont commencé. Naïvement, je pensais trouver le magasin ad hoc pour m'y approvisionner. Ce fut cette fameuse milice qui soudain m'a barré la route.

 

- On (j'ai apprécié ce "on") vous a repéré. Pourquoi prenez-vous autant de photos ?, m'a demandé l'un des deux miliciens dont la chemise à gros carreaux empestait la bière.

 

- Je ne comprends pas. je ne parle pas le tchèque, ai-je répondu très poliment. Je commençais à me douter que sa question avait un rapport avec mon mitraillage intensif.

 

- Montrez-nous votre passeport !

 

Passeport étant un mot international, j'ai compris et le lui ai tendu.


Il l'a retourné dans tous les sens mon passeport, ce milicien bloqué, méfiant et sournois.

 

La fusillade a alors changé de camp :

 

- Où logez-vous ? Combien de temps allez-vous rester à Prague ? Quel est votre métier ? C'est la première fois que vous venez ? Et après, où allez-vous ?

 

De la mentalité flic pur jus, mais à la puissance n. Je le savais avant. Je l'ai vécu après.

 

Pour mettre mes amis à l'abri, j'ai inventé une histoire dans un drôle de sabir qui m'a permis de filer à...l'anglaise.

 

Du film, soviétique d'importation, noir et blanc, j'en ai finalement déniché un rouleau dans un kiosque qui vendait un peu de tout. J'étais heureux et c'était tout ce qui comptait pour moi à cette minute précise.

 

J'ai continué, bien sûr, à prendre des photos : le cimetière juif à l'abandon dans  Staré Město pražské, le château, sa découpe livide sur le ciel printanier, l'église Saint Nicolas, la musique de Mozart emplissant le dôme. Mais je voulais surtout mettre mes pas dans ceux de Franz Kafka en me rendant à l'une de ses demeures, la Dům U Minuty. J'avais beaucoup lu Kafka et reviens souvent encore à sa Lettre au père et à son journal intime. Mais cette fois-là, je n'avais aucun texte de lui dans l'une de mes poches. Sur cette vieille place solitaire, je me disais que j'aurais aimé lui lire, dans le temps défait à recomposer, une de ses pages. Pour entendre l'effet.

 

De retour à la cave, j'ai ajouté un vin rouge de Bohême, venu lui aussi du hasard, au luxe de victuailles que mes compagnons avaient disposées soigneusement sur la table. Nous avons bu et chanté sans crainte.

 

Le lendemain, sur le pont Charles, les chats avaient disparu. Venues des limbes, mille et une corneilles m'ont alors salué.

 

(Franz Kafka, Brief an den Vater, Lettre au père, traduction de l'allemand par Marthe Robert, Gallimard, 2002 / Journal, Le Livre de Poche, 2002 / Lettres à Max Brod, Rivages, 2011 / Lettres à Milena, Gallimard, 1983)

23 octobre 2011 7 23 /10 /octobre /2011 06:00

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C'est un groupe de temples sous le soleil éclatant.

Je m'y suis promené aux plus beaux jours de bal.

Dieux de pierre et déesses de verdure se marrant.

La perfection d'un zénith équatorial.

 

(...)
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
 8Par la Nature, — heureux comme avec une femme.

 

Quatre jours à Khajurâho.


 

(Arthur Rimbaud, Sensation, Poésie, 1870)

16 octobre 2011 7 16 /10 /octobre /2011 06:00

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Il fait très chaud aujourd'hui dans l'atelier, mais je me suis quand même mis en tête de reclasser avec soin des textes que j'avais écrits il y a une dizaine d'années. Je tombe sur celui-ci, en forme d'aphorisme détendu, publié à l'ouverture des années 2000 dans un quotidien belge du soir.


J'en donne l'extrait qui suit. À le relire, je trouve des descriptions, mais pas tant que cela. Sous-jacent à certains moments, plus visible à d'autres, un chemin se dessine. C'est là l'essentiel. Un chemin (de vie) qui est mouvement de soi. Vers ?

 

Qui sait s'il ne se dégage pas, entre les lignes de ce texte, rétrospectivement, une heureuse prémonition... 

 

 

- Je ne veux pas aller vivre dans le Nord. Il y fait froid ! Il pleut tout le temps ! La campagne est laide, les villes sont moches ! Non, non !

 

Combien de fois ai-je entendu cette supplique dans mes oreilles attentives ? Rien de plus faux ou, plutôt, de contrefait -selon moi, bien sûr.

 

L'une de mes activités me met en contact régulier avec de jeunes et brillants collègues universitaires, parisiens ou méditerranéens, pour qui une première nomination en terre de Flandre équivaut littéralement, dans leur intime, à une relégation aussi sévère que celle que Publius Ovidius Naso, Ovide pour les intimes, a endurée jadis sur les berges du Pont-Euxin, autrement dit la mer Noire. Exil, en effet, il a connu du fait de l'empereur Auguste, en la cité de Tomes, aujourd'hui la Constantza roumaine. En raccourci, une terre des confins. Loin des fastes romains, certes passablement en déclin, au milieu de peuplades barbares, Ovide en a profité, intelligent qu'il était, afin d'entreprendre la rédaction de cette oeuvre subtile, Les Pontiques. Avançons que c'est l'art de s'aimer encore, y compris dans l'adversité.

 

Ça venait à pic. L'autre semaine, un couple d'amis bruxellois me sachant toujours sur le départ en équipées proches ou lointaines, m'avait invité à faire le tour des bouquinistes le temps d'un week-end sur la charmante place des Sablons. Occasion idéale sur le chemin pour m'arrêter une journée à Lille avant de gagner la Belgique par le rail et de vérifier à nouveau, in situ, par le menu, que le Nord vaut qu'on ne le perde pas.

 

Ni une ni deux, j'étais dans le train vert à compartiments qui déjà arrivait aux portes de la capitale des Flandres. Lille est à deux heures de Paris grâce aux bons soins de la SNCF. De la capitale, j'avais réservé par téléphone une chambre dans un hôtel proche la grand'place pour une nuit. J'avais fréquenté cet établissement il y a quelques années et l'accueil y avait été chaleureux.

 

Sortant de la gare, j'ai tout retrouvé : le ciel presque hollandais dont parle Fromentin dans son opus, Les Maîtres d'autrefois, les odeurs de mer et de goudron, la démarche vive et souple à la fois des habitants. Voici un rythme qui commençait bien.

 

À l'hôtel, j'ai aussi retrouvé ma chambre confortable dont la fenêtre donnait sur une rue qui venait d'être restaurée. Ce n'était pas le seul embellissement que je constatais : la brique des murs, autrefois noircie par les fumées des usines alentour, montrait à présent son éclat rouge si typique à tous. En guise de bienvenue et comme il m'avait reconnu, le patron s'était empressé de m'offrir à une heure pourtant matinale une bière ambrée dans un immense verre à pied que j'ai bue d'un trait. Les voyages et les émotions, ça donne toujours soif.

 

Rue de la Clé, j'ai marché dans mes pas, jouissant d'un franc soleil et des devantures alléchantes. Je suis allé revoir la charmante vieille bourse aux portiques quasi florentins, puis j'ai eu envie de flâner du côté de l'ancien port, vers la belle demeure du négociant Gilles de la Boë, édifiée au XVIIe siècle.

 

Je suis resté là un moment avant de repartir, jambes vaillantes, en direction de la place aux Oignons, me perdant volontairement au hasard des rues Doudin, du Cirque, Négrier, Esquermoise, du Vert-Bois, des Trois-Mollettes, des Chats-Bossus et d'Angleterre. Je pouvais presque sentir dans l'air les épices s'échappant des ballots de jute à peine déchargés des anciens canaux qui avaient autrefois composé comme une cartographie hydraulique particulièrement savante en sol mineur.

 

L'estaminet s'est présenté au bon moment : que choisir entre le waterzoï, la carbonnade de poissons, le potjevleesch ou le lapin aux pruneaux ? Finalement, je me suis régalé d'un hochepot à la flamande accompagné d'une gueuse aux bulles d'or. Cet homme a faim, il faut le nourrir. J'ai dû faire cet effet-là.

 

Le soir, sur la grand'place qui brillait de mille feux, j'ai regardé le fier monde lillois aller et venir. Après une halte au Furet du Nord, la célèbre librairie indépendante où j'ai eu la bonne fortune de remettre la main sur ce très bon bouquin de Fernand Deligny que j'avais égaré, Les Vagabonds efficaces, Deligny originaire de cette région, j'ai réalisé que cette ville était l'une des rares dans ce pays à être depuis peu administrée, et à l'évidence de belle façon, par une femme. Rendons à César... J'ai ouvert mon calepin pour y consigner ce fait remarquable quand on connaît un peu l'histoire de la France ainsi que deux ou trois autres notations dans le même esprit.

 

(...)

 

Il me fallait rentrer à l'hôtel pour préparer la suite de mon voyage. Malgré tout, il fait bon vivre dans le Nord, chers collègues. C'est ce que je me disais à voix haute. Je savais que j'accosterai encore, un jour ou l'autre, à Lille de beauté.   

 

 

(Ovide, Les Pontiques, Les Belles Lettres, 2003 / Eugène Fromentin, Les Maîtres d'autrefois, Le Livre de poche, 1965 / Fernand Deligny, Les Vagabonds efficaces et autres récits, François Maspero, 1970)

9 octobre 2011 7 09 /10 /octobre /2011 06:00

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J'ai respiré l'air en bleu profond.

 

Suis resté une bonne heure au sommet du lac.

 

Assis sur une pierre chaude.

 

Griffonné deux ou trois choses.

 

Un aigle glissait au ras de l'eau.

 

Sorti le livre du sac.

 

Des lièvres zigzaguaient sur le chemin.

 

Et l'incantation s'est jouée du vent  :

 

 

Man is not worried in the middle

Man in the Middle
Is not Worried
He knows his Karma
Is not buried

But his Karma,
Unknown to him,
May end -

Which is Nirvana

Wild Men
Who Kill
Have Karmas
Of ill

Good Men
Who Love
Have Karmas
Of dove

Snakes are Poor Denizens of Hell
Have come surreptitioning
Through the tall grass
To face the pool of clear frogs


 

 

(Jack Kerouac, Mexico City Blues, 2nd Chorus, Grove Press, 1959)