8 octobre 2014 3 08 /10 /octobre /2014 06:00

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Neukunstgruppe...

 

 

En veux-tu en voilà. De la culture. Titre d'une thèse.

 

Plus au Sud. Après la Hollande. Déguste un fin cigarillo sous le soleil quasi automnal.

 

Dans la poche, un livre. Il s'ouvre à la bonne page :

 

« Quand l'acte de création, en tant qu'évènement singulier, ressort de l'œuvre même, alors il y a création et non production. »

 

CQFD.

 

Et bonne journée !

24 septembre 2014 3 24 /09 /septembre /2014 06:00

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Expérience du lieu...

 

 

Tout autour s'enfonce dans la pesanteur prématurée de l'hiver. Le chômage grimpe en flèche, les cours de la bourse zigzaguent, les hommes s'étripent. Mais aucun individu européen n'est d'accord avec son voisin quant aux décisions qui à l'évidence s'imposent. Du coup, épargné du vil urbain et de l'impasse rustique, je me réjouis à déambuler au secret de Venise. Géographie du voyage intime. Couloirs du temps. Dans l'air frais ce matin de septembre, les mouettes blanches vont et viennent de l'espace sauvage à l'espace civilisé, et repartent d'un battement d'aile en direction de San Michele, locus amoenus.

 

Je marche vers le nord de la cité. Deux ou trois chats me saluent, qui me reconnaissent. Dans la poche de mon imperméable, un éloge de Schopenhauer. Pas de mesurette. Surtout en matière d'éducation. La base. Revenir à la radicalité des fondamentaux.

 

Au bord de la lagune, au bord ultime, lecture intempestive :

 

« Ce voyageur, qui avait vu beaucoup de pays et de peuples, et visité plusieurs parties du monde, et à qui l’on demandait quel était le caractère général qu’il avait retrouvé chez tous les hommes, répondait que c’était leur penchant à la paresse. Certaines gens penseront qu’il eût pu répondre avec plus de justesse : ils sont tous craintifs. Au fond, tout homme sait fort bien qu’il n’est sur la terre qu’une seule fois, en un exemplaire unique, et qu’aucun hasard, si singulier qu’il soit, ne réunira, pour la seconde fois, en une seule unité, quelque chose d’aussi multiple et d’aussi curieusement mêlé que lui. Il le sait, mais il s’en cache, comme s’il avait mauvaise conscience. Pourquoi ? Par crainte du voisin, qui exige la convention et s’en enveloppe lui-même. Mais qu’est-ce qui force l’individu à craindre le voisin, à penser, à agir selon le mode du troupeau, et à ne pas être content de lui-même ? La pudeur peut-être chez certains, mais ils sont rares. Chez le plus grand nombre, c’est le goût des aises, la nonchalance, bref ce penchant à la paresse dont parle le voyageur. Il a raison : les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu’ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues. Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention et d’opinions empruntées, et ils dévoilent le mystère,  ils montrent la mauvaise conscience de chacun, affirmant que tout homme est un mystère unique. Ils osent nous montrer l'homme tel qu'il est lui-même et lui seul, jusque dans tous ses mouvements musculaires ; et mieux encore, que, dans la stricte conséquence de son individualité, il est beau et digne d'être contemplé, qu'il est nouveau et incroyable comme toute œuvre de la nature, et nullement ennuyeux. Quand le grand pen­seur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c'est à cause d'elle qu'ils ressemblent à une marchan­dise fabriquée, qu'ils paraissent sans intérêt, indignes qu'on s'occupe d'eux et qu'on les éduque. L'homme qui ne veut pas faire partie de la masse n'a qu'à cesser de s'accommoder de celle-ci ; qu'il obéisse à sa conscience qui lui dit : « Sois toi-même ! Tout ce que tu fais mainte­nant, tout ce que tu penses et tout ce que tu désires, ce n'est pas toi qui le fais, le penses et le désires. »

 

 

(Nietzsche, Schopenhauer éducateur, Mercure de France, 1922)

20 août 2014 3 20 /08 /août /2014 06:00

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Voici qui me donne furieusement envie de repartir :

 

« Insatiables de recherches, ils visitent encore les côtes méridionales et occidentales de la Nouvelle-Guinée, viennent ensuite ranger la côte méridionale de l’île Java, passent le détroit de la Sonde, et arrivent le 9 octobre à Batavia. Ils y séjournent deux mois, relâchent ensuite au cap de Bonne-Espérance, à l’île Sainte-Hélène, et mouillent enfin aux Dunes le 13 juillet 1771, ayant enrichi le monde de grandes connaissances en géographie et de découvertes intéressantes dans les trois règnes de la nature.

 

Cette esquisse fera désirer impatiemment aux lecteurs la relation détaillée de cette instructive expédition, et doit me rendre encore plus timide à publier le récit de la mienne. Avant que de le commencer, qu’il me soit permis de prévenir qu’on ne doit pas en regarder la relation comme un ouvrage d’amusement : c’est surtout pour les marins qu’elle est faite. D’ailleurs cette longue navigation autour du globe n’offre pas la ressource des voyages de mer faits en temps de guerre, lesquels fournissent des scènes intéressantes pour les gens du monde. Encore si l’habitude d’écrire avait pu m’apprendre à sauver par la forme une partie de la sécheresse du fond ! Mais, quoique initié aux sciences dès ma plus tendre jeunesse, où les leçons que daigna me donner M. d’Alembert me mirent dans le cas de présenter à l’indulgence du public un ouvrage sur la géométrie, je suis maintenant bien loin du sanctuaire des sciences et des lettres ; mes idées et mon style n’ont que trop pris l’empreinte de la vie errante et sauvage que je mène depuis douze ans.

 

Ce n’est ni dans les forêts du Canada, ni sur le sein des mers, que l’on se forme à l’art d’écrire, et j’ai perdu un frère dont la plume aimée du public eût aidé à la mienne. Au reste, je ne cite ni ne contredis personne ; je prétends encore moins établir ou combattre aucune hypothèse. Quand même les différences très sensibles, que j’ai remarquées dans les diverses contrées où j’ai abordé, ne m’auraient pas empêché de me livrer à cet esprit de système, si commun aujourd’hui, et cependant si peu compatible avec la vraie philosophie, comment aurais-je pu espérer que ma chimère, quelque vraisemblance que je susse lui donner, pût jamais faire fortune ? Je suis voyageur et marin, c’est-à-dire un menteur et un imbécile aux yeux de cette classe d’écrivains paresseux et superbes qui, dans l’ombre de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde et ses habitants, et soumettent impérieusement la nature à leurs imaginations. Procédé bien singulier, bien inconcevable de la part des gens qui, n’ayant rien observé par eux-mêmes, n’écrivent, ne dogmatisent que d’après des observations empruntées de ces mêmes voyageurs auxquels ils refusent la faculté de voir et de penser. »

 

C'est fait : billets en poche !

6 août 2014 3 06 /08 /août /2014 06:00

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À l'hôtel, je pioche dans la bibliothèque du bon secours qui enveloppe la cheminée fumante et en tire l'extrait suivant qui me laisse rêveur :

 

« On sait à quel point ce que les savants appelaient « la grande marée du siècle » avait surexcité l’imagination des Parisiens. Nous aurions mauvaise grâce à railler, après coup, un mouvement bien naturel de curiosité. Ces magnifiques spectacles valent la peine qu’on se déplace. — Une représentation de l’Océan ! Quel drame peut soutenir la comparaison avec cette solennité ? Seulement, quoique nous ayons cédé à l’entraînement général, notre attente n’a pas été déçue, parce que nous n’avions pas compliqué le programme d’une tempête. Un certain nombre de traversées assez longues, des séjours dans des ports de mer, nous ont appris qu’une marée n’est pas un ouragan, mais bien un phénomène régulier s’accomplissant à l’heure prévue, avec  une précision presque chronométrique, et nous pensions d’avance qu’un niveau plus élevé de quelques centimètres que celui de la veille ne pouvait pas produire de ces cataclysmes à la Martynn, qu’on semblait exiger. Sur divers points du littoral, peu s’en est fallu que l’Océan ne fût sifflé comme un acteur qui oublie son rôle, et que le public désillusionné ne redemandât son argent !

 

En cas que les grandes eaux ne jouassent pas correctement, nous avions choisi un site capable de nous dédommager par sa beauté intrinsèque. Dans l’espace d’une nuit, le chemin de fer nous jeta à Rennes, où une diligence nous reprit et nous transporta à Pontorson. Une carriole nous fit franchir le reste de la route, et nous pûmes apercevoir, au bout du Couesnon canalisé, que longeait notre voiture, la pittoresque silhouette du mont Saint-Michel. »

 

Il convient de remarquer la grammaire temporelle...

16 juillet 2014 3 16 /07 /juillet /2014 06:00

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Un p'tit tour sur l'île...

 

 

 

« Brusquement, la jetée franchie, l’horizon se découvre. Nous sommes dans un vaste estuaire nu, sans une île, sans un caillou, et qui rappelle à s’y méprendre l’estuaire de la Seine. C’est la même configuration de côtes : à gauche, des collines violettes qui se fondent vers Penmarch dans une brume grise, d’un gris à peine plus foncé que celui de la mer et du ciel ; à droite de hautes falaises verticales, creusées de grottes profondes. Rien ne pousse sur ces falaises qu’un peu de bruyère mêlée d’un ajonc court et dru, où se blesseraient les troupeaux. L’été, cela fait des tapis d’un rose pâle poudré d’or, qui sont délicieux à l’œil, et l’hiver leur teinte rousse et brûlée demeure belle encore. Les vraies fleurs du paysage, ce sont les clochers de granit qui pointent sur la hauteur ; il s’en lève un tous les cent mètres. Le patron me les nomme au passage : Saint-Tugen, Saint-Yves, Saint-They, Saint-Collodan, Saint-Michel, Esquibien, Goulien, Primelin, Plogoff, enfin la chapelle d’Itron-Varia-ar-Veac’h-Mad, Notre-Dame-de-Bon-Voyage, qui, du plateau de Pennearc’h, commande l’entrée du Raz…

 

Elle est bien connue des Iliens, cette chapelle de Bon-Voyage où, le jour du pardon, ils se rendent processionnellement sur leurs barques, bannières au vent, les flammes pâles de leurs petits cierges étoilant le Raz à l’infini. Effectivement le Raz est devant nous : il fait un grand sillon de l’est à l’ouest, où la mer bout, tourne et court comme dans une cuve chauffée à blanc. « Le Raz se broie », en hemzraill, disent les marins. Encore quelques embardées et nous y serons. Mais le patron glisse un ordre au mousse ; l’enfant disparaît, puis remonte sur le pont, remorquant la vieille Ilienne qui s’accroche à la rampe pour ne pas tomber. Elle s’agenouille contre la lisse, face à la chapelle de Bon-Voyage. Le patron crie impérieusement : « Bas les casquettes ! » et la bonne femme, après un signe de croix que répète l’équipage, récite l’Angélus, l’Ave Maria et le De Profundis. Les hommes font les réponses en sourdine et, quand c’est fini, la vieille Ilienne regagne sa couchette au bras du mousse. Ce n’est pas tout à fait la scène classique dont parlent les guides, avec sa prière fameuse :

 

Doue va sikourit tremen ar Raz ;

Rag ma vag zo bihan hag ar a zo braz ! 


« Seigneur, secourez-moi au passage du Raz ; car ma barque est petite et la mer est grande ! »

 

C’est quelque chose de plus simple et de tout aussi poignant… »

10 juillet 2013 3 10 /07 /juillet /2013 06:00

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Sur mes vieux jours, je n'aime que la quiétude...

 

 

Matin de Chine.

 

Solitude lumineuse des roses.

 

Ivresse de l'oisiveté.

 

Je vais relire de bons livres.

 

On ne sait jamais.

 

Paris est une fête. Journal d'un écrivain. Les Illuminations.


Je prends celui-ci

 

qui s'ouvre à la juste page :

 

« En Europe, tout finit en tragique. Il n'y a jamais eu attrait pour la sagesse, en Europe (tout au moins après les Grecs...déjà bien discutables). Le tragique de société des Français, l'Œdipe des Grecs, le goût du malheur des Russes, le tragique vantard des Italiens, l'obsession du tragique des Espagnols, l'hamlétisme, etc. Si le Christ n'avait pas été crucifié, il n'aurait pas fait cent disciples en Europe. Sur sa Passion, on s'est excité. Qu'est-ce que les Espagnols feraient s'ils ne voyaient pas les plaies du Christ ? Et toute la littérature européenne est de souffrance, jamais de sagesse. Il faut attendre les Américains Walt Whitman et l'auteur de Walden pour entendre un autre accent. »

 

Oui, viens avec moi, bon livre,

 

vite à la rivière !

 

 

(Henri Michaux, Un barbare en Asie, Gallimard, 1986)

 

 

 

13 février 2013 3 13 /02 /février /2013 07:00

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Deux ou trois notes de musique dans l'azur...

 

 

Times of India

la nouvelle en pleine page

mille petites bougies à Rajeev Chowk

pluie nocturne sur l'auvent

un écureuil roux qui bondit

de table verte en table jaune

thé massala pour bien mesurer le temps

au gré du courant toi Ravi le magicien

chantre, a-t-on dit, de la World Music

ce concert à Londres il y a des années

une pulsation d'éternité par seconde

ton portrait en couleur dans les échoppes

ouvertes aujourd'hui aux quatre vents -

la spirale ineffable de tes accords.

 

 

 

30 janvier 2013 3 30 /01 /janvier /2013 07:00

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Suivre la mode, c'est se prendre pour un porte-manteau...

 

 

Je voulais m'offrir le luxe d'une nouvelle veste en tweed et je pensais que de ce côté-ci du Donegal, la chance allait me sourire. En général, je veux dire, en particulier, j'aime les vêtements simples, confortables et fonctionnels dont les textures, coton, lin, laine, et les couleurs me rappellent le monde naturel au plus près.

 

La veste que je portais à mon arrivée était à elle seule un éloge de la reprise : les boutons en corne, les poches, bien sûr, la doublure ont eu l'aiguille pour amie. Exemple sensible qu'un vêtement peut vivre plusieurs existences dignement. Mais après avoir connu les latitudes basses ou élevées de l'hémisphère Nord, cette veste, porteuse des pollens les plus contrastés, devenue très odorante, commençait à partir en quenouille  - expression singulière, soit dit en passant. 

 

Ardent Ardara ! La bourgade septentrionale a repeint ses façades pour suivre l'air du temps, et des échoppes proposent aujourd'hui toutes les qualités de confections en double fil de laine cardée. Vous avez l'embarras du choix. L'extravagance, en cette matière comme dans tant d'autres, ici comme ailleurs, finit, à mon toucher, par confiner au ridicule. Qu'ai-je besoin de me dissimuler, de cacher mon âme aurait dit l'autre, derrière ou plutôt au-dedans d'une étoffe dont la coupe est à la mode ? Quel gaspillage ! Je veux, d'une volonté parfaite, une veste qui me permette de courir à travers champs, de franchir les cours d'eau, de grimper sur quelques sommets qui font mon délice, et de marcher  le long du rivage des heures durant. De me tenir chaud les jours de bourrasque. Et d'envelopper celle que j'aime, qui n'a pas froid aux yeux. En somme, je cherche la quintessence de la sobriété.

 

Sur les présentoirs dans ce magasin, les vestes à chevrons ou à motif pied-de-poule étaient destinées à un usage strictement urbain. La nature avait reculé. C'est lucratif : les tailleurs retaillent le métier dans un sens unique. Carlyle m'a alors chuchoté deux ou trois choses à l'oreille. J'ai éclaté de rire intérieurement et songé à Diogène - s'imprégner, au musée du Louvre, de la sublime toile de Nicolas Poussin...Lorsque je me rends dans la grande ville, je ne porte pas de veste. L'hiver, une canadienne, un blouson fourré, un Barbour, un Mackintosh, en dessous un pull écossais, irlandais ou norvégien ; l'été, une chemise et un pantalon de toile. La veste, en milieu urbain, est le triste symbole, comme la cravate, de la soumission au travail. L'autre jour, à un mien lecteur qui me posait toutes sortes de questions quant à mes habitudes au moment de me mettre à écrire, je lui ai répondu que je n'avais pas pas d'habitudes, car je m'habite bien, et que je porte toujours mes semblables vêtements savamment usés jusqu'à la corde quelle que soit la saison. Chacun ses manies. C'est mon côté barbare. Cette remarque vaut d'ailleurs au suprême pour la littérature : la civilisée et la sauvage.

 

Je suis sorti du comptoir aux tissus les bras vides. Ma brave veste a encore toute sa force vitale, me disais-je. C'est cela le vrai luxe.

 

Sur la route de la corniche, le mot de mon ami Thoreau : Simplifiez, simplifiez...

 

 

 

                                 
9 décembre 2012 7 09 /12 /décembre /2012 07:00

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Mon dieu … Ayez pitié de ces eaux en moi qui meurent de soif !

 

 

Connaissance de l'Est.

Les questions et quelques réponses

après la conférence à huis ouvert.

Le jour dans la nuit.

 

Mes explorations vagabondes,

le ciel étoilé, très haut.

Le statut du chat noir.

Porte chance

sur la menée téméraire.

 

Les marins, la bière, les convictions -

dans ce bar, leur idéologie collective.

Passe ton chemin,

forme de ta désobéissance.

 

Sous le pont frémissant,

les affluents s'enlacent.

Accoudée à la rambarde,

  silhouette du hasard,

une fille brune fredonne

un air idéal.

 

  Rouges, verts et or,
des tourbillons liquides soudain

    éclaboussent en vivats sonores.

Schplouf, schplouf !

 

L'eau, chaos sensible

ou flamme mouillée.

Schhhh...Schhhh...

Novalis l'a écrit et Schwenk l'a étudiée.

 

De nos tempéraments,

la fille et moi

célébrons l'adéquation insurrectionnelle.

 

Le génie singulier

des ondes nocturnes

manifeste à l'instant sa violence providentielle.

 

 

 

(Theodor Schwenk, Das sensible Chaos. Strömendes Formenschaffen in Wasser und Luft, Freies Geistesleben, Stuttgart, 1962 / Le Chaos sensible. Création de formes par les mouvements de l'eau et de l'air, traduit de l'allemand par G. Claretie, éditionsTriades, 1995)

 

 

 

10 octobre 2012 3 10 /10 /octobre /2012 06:00

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Je veux vivre avec moi-même,

Jouir du bien que je dois au ciel,

Seul, sans témoin,

Libre d'amour, de jalousie,

De haine, d'espoir, de souci...

 

 

Le frêle bateau à moteur était arrivé par le chenal de l'Ouest après s'être ouvert un passage au milieu des roseaux, silencieux ce matin-là.

 

Il faisait chaud, il faisait bon, la terre ferme du venin et du croc m'avait paru soudain étrangement lointaine.

 

Sur le quai, grande dalle bancale de béton, je n'ai vu que lui. Son visage, surtout, à l'expression impassible sous son chapeau de feutre gris. Pour se prémunir, pensais-je, du soleil omnipotent.

 

- Allillanchu ! (Bonjour !)

- Iman sutiyqui (Quel est ton nom ?)

 

Avant que je ne puisse lui répondre, quelques expressions en langue quechua apprises avant l'équipée, ça aide, il m'a lancé :

 

- Allillamanta (Doucement, doucement...)

 

L'air était vif, mais il n'y avait pas d'air, j'étais à près de 4000 mètres d'altitude. L'Indien avait raison, il me fallait prendre le cours de la vie en douceur.

 

Avec la femme qui m'accompagnait en tous lieux dans ce périple, l'Indien en tête, nous derrière, nous avons gravi, nos pas confiants dans les siens, une interminable sente pierreuse jusqu'à sa cabane en adobe rouge. Mon sac à dos ne me pesait pas. Trois fois rien : une veste en matière polaire (mais qui est réellement allé voir les pôles de près ?!), ma trousse pour la toilette (regarder les sens du nom trousse et du verbe trousser dans le dictionnaire) qui a fait le tour du monde, un appareil photographique et des victuailles (sachet de sucre en poudre, mandarines, friandises au chocolat) pour mes hôtes.

 

Sur la gauche, des plants de patates ; sur la droite, quelques moutons et quelques chats.

 

- Pas de chiens sur l'île. Dangereux. Méchants. Bruyants. Jaku !

 

Oui, il nous fallait avancer.

 

La femme de l'Indien nous attendait sur le seuil de la cabane. Je l'ai trouvée plutôt jolie. Nos regards se sont parlé un bon moment. Je n'ai vu que ses yeux. Qui de nous deux dévisageait l'autre ? Ce n'est que bien plus tard que j'ai entendu le son cabossé de sa voix.

 

Un chat maigrichon jouait dans la courette et une poule était juchée sur un appentis qui contenait un empilement de bûches, sans doute pour faire la cuisine. D'où venaient-elles, ces bûches ? Où étaient les arbres ? 

 

Dans l'unique pièce de la cabane, une table pour quatre - pour une petite famille, en somme. Un garçon et une fille, très jeunes, près d'un brasero, cuisine portative où le bois se mélangeait au plastique. Le rougeoiement de la braise jusqu'au paléolithique supérieur. Ce n'était pas une illusion, une famille vivait exactement dans cet univers sans adresse. Sur le rebord de la fenêtre, un bouquet tout frais de munya qui sentait la menthe. À travers le carreau, l'immobilité bleue du lac. Sur le mur principal, bien dans l'axe de la porte, un wipil éclatant de broderies jaunes et vertes, un poncho cérémonial et un calendrier publicitaire de l'année écoulée, un gros tracteur de marque américaine pile au centre et en-dessous des jours, des semaines et des mois - j'ai remarqué quelques traits tracés avec précision au crayon à certains endroits.

 

Il y avait toujours ce silence, comme avant, comme au cours de la traversée, comme dans les premiers temps. Quelque chose de réconfortant. C'est ce qui me plaisait de penser pendant que nous avalions une soupe épaisse à base de quinoa et de tomates.

 

L'Indien ne nous a pas demandé d'où nous venions. Nous lui avons décrit notre partie de l'hémisphère terrestre et les raisons de notre voyage tandis qu'il nous tendait des feuilles de munya à infuser contre le soroche, le mal des montagnes. Écoutait-il ? Cette entrée en matière en valait pourtant une autre. Puis il y eut à nouveau ce silence.

 

La femme à mes côtés, déjà malade, est soudain tombée dans un état second. Nous avons soulevé la question sans question du rapatriement sanitaire. Je voyais la scène. Je ne voulais justement pas de scène. De ma trousse, j'ai extrait une substance fortement dosée en cortisone. Dans la pièce qui faisait office de chambre, notre chambre, un luxe !, un peu à l'écart, une sorte de grange réaménagée, elle a bu toute la préparation avant de s'endormir au creux de l'après-midi. Par la fenêtre, il y avait toujours cette vastitude liquide très bleue et, sur la ligne d'horizon, des blancheurs montagneuses verticales. J'avais oublié les cadeaux de bienvenue. 

 

Vers cinq heures, l'Indien et sa femme - c'est à ce moment précis que j'ai entendu pour la première fois la mélodie contrariée de sa voix -, se sont portés aux nouvelles. C'est ce que je croyais : sans attendre, il m'a dit, ils nous ont dit, qu'une fête se préparait au centre communal et qu'ils voulaient nous y emmener. J'ai parlé quechua et espagnol. Je me souviens que je m'efforçais de me faire comprendre. Mille choses tournaient dans ma tête sans qu'aucune ne devienne évidente. Le centro de la comunidad, préfabriqué rectangulaire, je l'avais aperçu au sommet du promontoire pendant la montée. Je m'étais demandé ce que cette construction faisait là.

 

La cortisone, c'est un peu connu, fait des miracles. Vers neuf heures, revêtus de couleurs locales, nous avons bu et dansé avec l'Indien et ses amis, des paysans, au centre communal. Ronde andine pour ondines d'un jour. La femme, plus proche encore de moi, s'est assise sur un banc. Je lui ai dit un mot et suis sorti et dans l'air frais. J'ai observé longuement les étoiles que je n'ai pu compter. De son losange symétrique, la Croix du Sud me faisait signe. Je suis retourné auprès de la femme toujours assise sur le banc, madone reconnaissante, et lui ai dit un autre mot. Je crois.

 

Je me souviens de l'aube qui venait, vite.

 

Pendant le desayuno, le petit-déjeuner-repas essentiel, l'Indien nous a déroulé que son avenir sur l'île était barré. La nuit efface, ici et ailleurs, les contes sur l'ardoise. Sa confession du désespoir. Pas d'eau courante, de l'électricité, oui, par panneaux solaires, mais à quel prix !, les sols qui vont s'épuisant et le monde des traditions rurales qui s'éteint, les pouvoirs politiques qui poussent sans leur venir en aide les natifs à développer le tourisme - et quel tourisme ! - pour prélever des taxes faramineuses sur la communauté après coup, sa femme qui songe à une existence plus agréable, s'imagine-t-elle, là-bas. Plus tard, les études des enfants, aussi.

 

Sur le chemin du retour vers le bateau, l'Indien se tenait tout contre moi. C'est à cet instant que je l'ai pris en photo. La photographie.

 

- Suyariway !  (Attends-moi !)

 

L'Indien a bondi dans le champ, à gauche, et en est ressorti avec une pierre noire, très noire, dans la main droite. 

 

- Kayká kampáj (C'est pour toi)

 

Pendant ces quelques heures ensemble, je ne l'avais pas vu agir en gestes précipités. Cette pierre, je l'ai serrée très fort à mon tour. La brume enveloppait le jour. Sur la sente, alors que le bateau faisait route vers son point de départ, la silhouette de l'Indien qui marchait tout seul.