24 septembre 2014 3 24 /09 /septembre /2014 06:00

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Expérience du lieu...

 

 

Tout autour s'enfonce dans la pesanteur prématurée de l'hiver. Le chômage grimpe en flèche, les cours de la bourse zigzaguent, les hommes s'étripent. Mais aucun individu européen n'est d'accord avec son voisin quant aux décisions qui à l'évidence s'imposent. Du coup, épargné du vil urbain et de l'impasse rustique, je me réjouis à déambuler au secret de Venise. Géographie du voyage intime. Couloirs du temps. Dans l'air frais ce matin de septembre, les mouettes blanches vont et viennent de l'espace sauvage à l'espace civilisé, et repartent d'un battement d'aile en direction de San Michele, locus amoenus.

 

Je marche vers le nord de la cité. Deux ou trois chats me saluent, qui me reconnaissent. Dans la poche de mon imperméable, un éloge de Schopenhauer. Pas de mesurette. Surtout en matière d'éducation. La base. Revenir à la radicalité des fondamentaux.

 

Au bord de la lagune, au bord ultime, lecture intempestive :

 

« Ce voyageur, qui avait vu beaucoup de pays et de peuples, et visité plusieurs parties du monde, et à qui l’on demandait quel était le caractère général qu’il avait retrouvé chez tous les hommes, répondait que c’était leur penchant à la paresse. Certaines gens penseront qu’il eût pu répondre avec plus de justesse : ils sont tous craintifs. Au fond, tout homme sait fort bien qu’il n’est sur la terre qu’une seule fois, en un exemplaire unique, et qu’aucun hasard, si singulier qu’il soit, ne réunira, pour la seconde fois, en une seule unité, quelque chose d’aussi multiple et d’aussi curieusement mêlé que lui. Il le sait, mais il s’en cache, comme s’il avait mauvaise conscience. Pourquoi ? Par crainte du voisin, qui exige la convention et s’en enveloppe lui-même. Mais qu’est-ce qui force l’individu à craindre le voisin, à penser, à agir selon le mode du troupeau, et à ne pas être content de lui-même ? La pudeur peut-être chez certains, mais ils sont rares. Chez le plus grand nombre, c’est le goût des aises, la nonchalance, bref ce penchant à la paresse dont parle le voyageur. Il a raison : les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu’ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues. Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention et d’opinions empruntées, et ils dévoilent le mystère,  ils montrent la mauvaise conscience de chacun, affirmant que tout homme est un mystère unique. Ils osent nous montrer l'homme tel qu'il est lui-même et lui seul, jusque dans tous ses mouvements musculaires ; et mieux encore, que, dans la stricte conséquence de son individualité, il est beau et digne d'être contemplé, qu'il est nouveau et incroyable comme toute œuvre de la nature, et nullement ennuyeux. Quand le grand pen­seur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c'est à cause d'elle qu'ils ressemblent à une marchan­dise fabriquée, qu'ils paraissent sans intérêt, indignes qu'on s'occupe d'eux et qu'on les éduque. L'homme qui ne veut pas faire partie de la masse n'a qu'à cesser de s'accommoder de celle-ci ; qu'il obéisse à sa conscience qui lui dit : « Sois toi-même ! Tout ce que tu fais mainte­nant, tout ce que tu penses et tout ce que tu désires, ce n'est pas toi qui le fais, le penses et le désires. »

 

 

(Nietzsche, Schopenhauer éducateur, Mercure de France, 1922)

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