30 juillet 2014 3 30 /07 /juillet /2014 06:00

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Matin de Paimpol sous le crachin frais.

 

À la radio, un air d'autrefois :

 

« Grand ouvert est mon domicile,
Nul de vous ne doit l'ignorer,
Qu'on se le dise par la ville :
Quiconque peut y pénétrer.
Artisan de la pensée,
Si tu sens dans la poussée
Ta liberté menacée :
Viens chez moi !
Déserteur de la patrie,
Adversaire des tueries,
Si demain tu t'expatries :
Viens chez moi !
Avorteur, toi dont la science
Homicide par prudence,
  À tes heures de malchance :
Viens chez moi !
Justicier des nobles causes
Qui t'insurges, t'armes, oses,
Puisqu'à la mort tu t'exposes :
Viens chez moi !
Etranger que l'on pourchasse,
Peu m'importe à moi ta race,
Dès que tu crains la menace :
Viens chez moi !
  À toute loi je suis hostile,
Anarchiste invétéré,
Je pratique le droit d'asile
Et pour moi, ce droit est sacré. »

 

 

Ils ont la tête dure, pas de doute...

26 mars 2014 3 26 /03 /mars /2014 07:00

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Une tentation tentaculaire...

 

 

Vivons cachés, vivons heureux. 

Logique de la proposition. 

Esprit des choses.


Vers le British Museum

sous la neige excitante

ce matin visionnaire,

je marche dans les pas de fantômes,

satisfaisant à ma propre obsession.

Des cris de corbeaux,

  un saule pleureur aux aguets,

l'exposition mûrie en couleur.

Shunga, le plaisir explosé

sur les rives de la Sumida.

 

  Au monde flottant, je suis gâté :

  les salles turbulentes lèvent le voile,

le Japon interlope des ukiyo-e,

où s'entrelacent de frissons ludiques,

 lors d'une parenthèse culturelle inouïe,

affranchie de la moraline et des hiérarchies,

filles de joie, samouraïs, nantis,

marchands, veilleurs, mendigots,

nobles et nonnes,

exalte une nouvelle fois à mes sens

cet extravagant mixte irrésistible

de rudesse et de raffinement érotiques,

luxueux pied de nez théâtral

par le pinceau virevoltant

d'Utamaro, Hokusai & Co

au dépérissement moral ambiant.

 

Des hommes et des femmes,

parfois des femmes et des femmes,

mille ans auparavant,

Lesbos, Sappho, activiste avant la lettre,

dans toutes les postures chamarrées.

Passages, chambres, lits,

saké, éventails, glissières dérobées,

chats, chiens, volatiles,

ombrelle sur l'oreiller,

lampions, clapotis, barques légères,

bambous, flûtes, brocarts de satin rose,

masturbations exploratrices,

lutinages humoristiques,

pénétrations grotesques,

  glapissements et murmures,

le jour à la nuit ouverte.

 

Pénis et vulves, organes sexuels selon le manuel,

se surpassent dans l'énorme précision –

aucune limite, aucune fatigue,

lignes claires du charivari,

  sauvages créatures de bon aloi

qui, de tête-à-tête en têtes à queues,

mangas originaux du geste intime,

invitent, oui, au carpe diem

et me font sourire d'admiration.

 

Mais estampes esthétiques

qui émeuvent profondément,

qui font battre le cœur,

vénérables et précieuses,

un art poétique de l'existence,

porté par la vague et le vent,

qui donnent confiance à l'aurore.

Celle-ci a ma préférence,

Tako to ama,1814,

Le rêve de la femme du pêcheur.

Non-conformisme de la perspective,

délirant chef-d'œuvre absolu

du vieux fou de dessin,

l'humain dans l'animal,

univers surréel englouti en un trait.

 

Vigoureux et savant, le printemps qui s'annonce...

31 juillet 2013 3 31 /07 /juillet /2013 06:00

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J’entends chanter l’Amérique, j’entends ses diverses chansons,
Celles des ouvriers, chacun chantant la sienne joyeuse et forte comme elle doit l’être,
Le charpentier qui chante la sienne en mesurant sa planche ou sa poutre,
Le maçon qui chante la sienne en se préparant au travail ou en le quittant,
Le batelier qui chante ce qui est de sa partie dans son bateau, le marinier qui chante sur le pont du vapeur,
Le cordonnier qui chante assis sur son banc, le chapelier qui chante debout,
Le chant du bûcheron, celui du garçon de ferme en route dans le matin, ou au repos de midi ou à la tombée du jour,
Le délicieux chant de la mère, ou de la jeune femme à son ouvrage, ou de la jeune fille qui coud ou qui lave,
Chacun chantant ce qui lui est propre à lui ou à elle et à nul autre.
Le jour, ce qui appartient au jour — le soir, un groupe de jeunes gars, robustes, cordiaux,
Qui chantent à pleine voix leurs mélodieuses et mâles chansons.

 

 

 

(Walt Whitman, J'entends chanter l'Amérique in Poèmes, traduction de l'américain par Léon Bazalgette, Éditions de l'Effort libre, Paris, 1914)

27 mars 2013 3 27 /03 /mars /2013 07:00

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La lettre envolée...

 

 

J'entends des voix dans l'atelier :  

 

...des groupes d'enragés...

...c'est un régime fasciste et réactionnaire...

...nous voulons ouvrir un grand débat après la gravité des évènements auxquels nous venons d'assister...

...16 millions de jeunes...

...c'est un choc qui secoue la France d'une manière dont on peut dire qu'elle est irréversible...

...une tentative de décentralisation...

...un CAP pour quoi faire ?

 

Pendant le mois de mai 1968, j'écoutais déjà beaucoup la radio. Et que faisais-je d'autre ? Dans le courant, d'une manif l'autre, je remarquais, c'était vraiment frappant, que des hommes et des femmes, jeunes et vieux, ouvriers, salariés, étudiants, ce peuple de Paris, la plupart originaires du Quartier latin, tenaient collés contre leurs oreilles des postes de radio compacts à piles qui leur offraient en direct le doublon spectaculaire de ce qu'ils vivaient sur le pavé. Il se passait quelque chose. Du jamais vu. Un autre monde se profilait nettement. Des signes avant-coureurs étaient apparus un peu partout deux ou trois ans plus tôt, en Amérique du Nord, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Italie. Et le désir le plus articulé de changement a finalement eu lieu ici, qui, un temps, a porté haut les couleurs de l'utopie.

 

De la rue Soufflot au marché Mouffetard, de la rue Saint-Jacques à l'Odéon en passant par les Beaux-Arts, j'accompagnais mon père qui a pris quantité de photos dont certaines, aujourd'hui, le recul historique aidant, se révèlent singulièrement  insolites. Ce printemps-là a vu peu de patients. Sauf exception, un sparadrap par ci, un coup de merbromine par là, solidarité oblige, le cabinet médical paternel ressemblait davantage à un dispensaire de brousse où on a le temps de se servir un verre entre deux consultations qu'à un service urgentiste pour cause d'épidémie saisonnière de rhinopharyngites aiguës. Comme quoi, crier son ras-le-bol à tue-tête garde en bonne santé.

 

Quoi encore ? Durant les rares périodes de calme, les uns et les autres devaient reprendre des forces, je prenais mon atlas d'anatomie humaine, m'installais dans l'appartement près de la fenêtre qui donnait sur le Luco, le jardin du Luxembourg, et dessinais aussi précisément que possible les squelettes, les ramifications nerveuses, les circuits sanguins qui montaient des planches grand format. Je reconstruisais ainsi l'homme selon mon sens de la perspective.

 

Cette deuxième activité d'un loisir qui ne m'a plus quitté m'a conduit à la troisième : tracer des idéogrammes chinois à l'encre bien noire sur des feuilles de velin grège. Peu avant les grands soirs et les petits matins, grâce à un magasin oriental situé rue Monsieur-le-Prince, j'avais acquis le matériel nécessaire pour conduire mon projet. Quinze jours à contempler les pinceaux - à tige de bambou et en soies de porc, c'est ce que m'avait déroulé le vieil homme de l'échoppe à l'accent étrange -, avant d'oser me lancer. La première grève sérieuse m'a alors poussé au travail.

 

Le magasin est toujours à sa place et je regarde sa vitrine avec la même émotion qu'autrefois. Le premier caractère que j'ai voulu tracer désigne la ville de Shanghai, littéralement la cité sur la mer. Dans cette boutique - un énorme masque de dragon rouge et noir, ses yeux exorbitants, vous dévisageait une fois le seuil franchi -,  j'avais aussi trouvé un lexique de langue chinoise en mandarin, la langue parlée dans la Chine du Nord, chaque page comportant un tableau à trois colonnes pour les caractères, solitaires ou combinés en formules usuelles, leurs prononciations, approximatives, bien sûr, et leurs transcriptions en anglais. Un modèle du genre, ce lexique, bien conçu, solide et léger, terriblement efficace : j'ai eu l'occasion de le vérifier sur place, à Pékin ou dans les campagnes du Yunnan. 

 

上海 : le nom et la chose. Résonances. Chuintement grave qui débouche sur un cri. La mythologie maritime qui enveloppe la ville portuaire. On a un peu oublié la concession française, présente pendant près d'un siècle. Un jour, dans la peau de Kin-Fo, le héros libre comme l'air de Jules Verne, je m'y suis promené, il reste de belles demeures, et même un authentique petit coin de Normandie, pas une réplique ! Je trouvais le premier signe plutôt facile à reproduire. Lignes droites et nettes, assise partant de la terre ferme, flèche vers l'azur. Avec le second signe, c'était plus corsé ! Touches rapides et pleins réguliers en alternance. La tonalité du geste, pour ainsi dire, ne va pas dans n'importe quelle direction !

 

Premiers jours de printemps. L'atelier s'éclaire. Je tourne les feuillets de la partition chinoise : yinyuè, la musique, de yin, la voix, et de , joyeux, zhongwu, midi, le poteau dans le sol qui divise le jour en deux, ji, le coq, se prononce de la même façon qu'heureux, le volatile porte bonheur, haowanr, c'est drôle, xiang, qui sent bon, notre guide féminin - daoyou - dans la Cité interdite, très parfumée, aiqing, amour, hui tou jian, à tout à l'heure !, yun, nuage, tian, le ciel, tianqi hao, il fait beau, tian tian, tant et plus, tous les jours, sérénité au Temple du Ciel, gan bei, cul sec, on ne boit pas que du thé en Chine !, xuixi, se reposer, gaoxing, être content, shuo, parler, expliquer, il me revient, tiens, ce mot d'un ami évoquant les meilleures perspectives potentielles de Mai 68 : Pas Mao, le Tao !, yeli, durant la nuit, shifu, le maître spirituel, et celui-ci, véritable montagne russe dans la bouche, yihéyuan, le Palais d'Été, et tant d'autres caractères harmoniques. 

 

Depuis, je continue à m'exercer. Calligraphie. L'écriture de la beauté. Shu Fa. J'aime particulièrement tracer ces deux-là, à la source pour moi de tout : 书, Shu, le livre et 法, Fa, la méthode, la voie.

 

 

 

3 mars 2013 7 03 /03 /mars /2013 07:00

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Je me vois comme une sorte d'homme de la Renaissance, capable d'accomplir une infinité de choses...

 

 

Par-delà le clavier, ses mains ont tant à dire

de l'intelligence en fusion intempestive

ici l'art poursuit sa mission la plus élevée

la vie, la mort, et il a disparu jeune, la musique, la culture

extravagant, car en dehors des sentiers battus

volontiers loufoque, sans rechercher le pittoresque

protestera contre le lumineux legs puritain

pour mieux l'exalter du point de vue éthique

humain fragile, je le suis, très

immédiates affinités électives avec Glenn

bien entendu, ses interprétations

des Variations Golberg et des Suites anglaises

oui, Le clavier bien tempéré

les Préludes, Fugues et Fuguettes

et puis un jour lassé de la médiatisation spectaculaire

son projet inabouti  d'un documentaire onirique

les confins canadiens, ce blanc sur les cartes

agissant à la manière d'un attracteur étrange

The Idea of North - l'idée qu'on peut se faire du Nord

vaste roman écologique, transversal et contrapuntique

nourri de données relatives à la géographie

cette écriture première de la terre, Terre-Neuve,

à l'histoire, à la sociologie, aux sciences naturelles

je comprends sa démarche, insolite pour autrui,

comme un subtil psychocosmogramme

cherchait-il, lui aussi, l'or du temps ?

 

Ce moment sans froissement,

les plus belles pages pour piano

son brave toutou Nicky

que n'a-t-on colporté sur ton dos

le calme, il cherche le calme

à la fin de sa courte existence

pense s'établir sur les rives du lac Bras d'Or

ou sur les îles de Grand Manan ou du Cap-Breton

l'île Manitoulin retiendra son attention

isolat hautement magnétique pour les premiers Amérindiens

humour énorme, ne croyait pas qu'il allait mourir

j'ai fait mon testament aujourd'hui,

mais ce n'est pas un vrai testament

un jour je ferai un vrai testament...

 

We both are deep isolatoes.

 

 

 

14 novembre 2012 3 14 /11 /novembre /2012 07:00

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I don't act, anyway...

 

 

Il y a des moments où je fais vraiment une tête à la Buster Keaton.

 

La mécanique générale de la régression massive à tous les étages commence à sérieusement me fatiguer.

 

L'autre jour, il pleuvait sur la grande ville - et il pleut souvent ces temps-ci.

 

Au téléphone, juste avant la nuit noire, avec un ami qui avait envie de me parler : le travail, les impôts, les taxes, les re-impôts, la droite, la gauche, la fausse, la vraie, la bourse, l'€, la modernité, l'argent, la banque, le chômage, l'usine, l'âge du chaume dans nos campagnes, la démocratie, les pauvres, les misérables, les indigents, les démunis, le peuple, les masses, les humiliations, les machines hyperconnectées, les esprits en berne, la retraite, la rue en émoi et la vie en bière, puisqu'on réclame la mort partout, on a fait le tour de tous les empêchements possibles, imaginables, et bien réels. 

 

Mon ami a pilé net : gros carton sur l'autoroute des maux.

 

- Je viens de découvrir un superbe court-métrage qui a obtenu plusieurs Oscars. Tu devrais aimer !

 

Combiné téléphonique au repos, whisky délivré de l'alambic, je suis allé voir de plus près.

 

Une merveille d'intelligence que cette quinzaine de minutes en trois dimensions. Le personnage, M. Morris Lessmore, son patronyme, simplet en anglais, OK, je l'ai en effet bien aimé, qui va œuvrer à sauver les livres de la bibliothèque mondiale après le déluge dévastateur. Il est un peu moi d'une certaine façon, ce petit homme au canotier et à la veste de la Nouvelle-Orléans. Sauf que je ne suis pas petit et que je porte pas le chapeau.

 

Grâce à la machine magique, j'ai revu le court-métrage d'animation deux fois. Par la fenêtre ouverte, la pluie ayant cessé, le vent a tourné les ailes du dictionnaire jusqu'à la lettre K. C'est l'une de mes chéries au cœur de l'alphabet grec, cyrillique et latin : une lettre ouverte comme l'œil tout nostalgique de M. Morris.

 

 

 

(William Joyce et Brandon Oldenburg : The Fantastic Flying Books Of Mr. Morris Lessmore, Moonbot Studios, 2011)

 

 

 

30 septembre 2012 7 30 /09 /septembre /2012 06:00

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Les hasards heureux de l'escarpolette...

 

 

Mon coeur balançait entre deux destinations

 

Envie de partir dans la gratuité absolue

 

Pourquoi ne pas ouvrir le cabinet médical à Menton ?

 

Cette phrase prononcée un jour par mon père m'est soudain revenue

 

Les hivers les plus doux, nous empruntions les venelles colorées

 

La grande ville vite au loin, la joie au réveil de voir défiler le rouge Esterel par la fenêtre du train

 

Semblables rituels chaque année ou presque

 

L'hôtel confortable, les sarments de vigne dans l'âtre, les santons

 

La branche de mimosa dans la chambre : doublement instantané du soleil

 

Immenses embarcations au mouillage, on parle un français italien dans le port

 

Mon père, malgré tout, n'a pas quitté ses pénates

 

Et c'est moi qui ce matin-là me donnait la main sur les hauteurs de Garavan

 

J'ai tout revu bien dans l'oblique de la mémoire

 

La route de Sospel, le col de Sainte-Agnès, l'orme de Gorbio

 

La basilique Saint-Michel-Archange, baroque inspiré, une perle

 

Le cimetière russe, là-bas, l'église Notre-Dame-des-Affligés, secrète

 

La plage des Sablettes et les jardins Biovès

 

Les Disparus de Saint-Agil, la première fois, après-midi de neige sur velours rouge

 

Le monocle d'Eric von Stroheim

 

Plus tard, il y aura celui de Joseph Conrad

 

Le marin, capitaine d'écriture élargie, a pas mal déambulé dans les parages

 

Sur le marché de la place aux herbes, je n'ai pas lâché ma main

 

Une pissaladière, encore une, l'oignon fondant, les anchois argentés, et un véritable expresso

 

Au coin de la rue aux chats, la librairie, son enseigne des années 1960

 

Une monographie de Fragonard : mon père m'a offert ce cadeau pour Noël

 

Toujours présent dans la bibliothèque virevoltante

 

J'en suis ressorti avec un album des plus beaux dessins

 

Parfum de violettes - Fragonard est né à Grasse

 

Poussin, Paysage avec le Ponte Molle

 

Bruegel l'Ancien, L'Ete

 

Le Parmesan, Vierge à l'enfant

 

Albrecht Dürer, Barbara Dürer

 

Piero di Cosimo, Profil de femme

 

Léonard de Vinci, Autoportrait

 

Rembrandt, Jeune femme endormie, son Autoportrait

 

Fragonard, Les Jardins de la villa d'Este

 

Edouard Manet, Portrait d'Irma Brunner

 

Berthe Morisot, Fillette au panier

 

Victor Hugo, Ma destinée

 

Francisco de Goya, Parce qu'ils étaient d'origine juive

 

Vincent van Gogh, La Moisson devant la ville d'Arles

 

Wassily Kandinsky, Im Kreis

 

Et, j'ai trouvé la chose bizarre, un seul Picasso, oui, un seul, Bouteille de Vieux-Marc, verre et journal

 

Outsider définitif - c'est pourquoi

 

Les orangers de la sente m'ont alors tendu leurs ramures

 

La vie dans la vie

 

Dessin : dessein

 

 

(Jean-Luc Chalumeau, Les 200 plus beaux dessins du monde, éditions du Chêne, 2011)

 

 

 

 

29 juillet 2012 7 29 /07 /juillet /2012 06:00

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Il faut aujourd’hui plus de conditions pour faire un sage, qu’il n’en fallut anciennement pour en faire sept ; et il faut en ce temps-ci plus d’habileté pour traiter avec un seul homme, qu’il n’en fallait autrefois pour traiter avec tout un peuple.

 

(...)

 

La conversation familière doit servir d’école d’érudition et de politesse. De ses amis, il en faut faire ses maîtres, assaisonnant le plaisir de converser de l’utilité d’apprendre. Entre les gens d’esprit la jouissance est réciproque. Ceux qui parlent sont payés de l’applaudissement qu’on donne à ce qu’ils disent ; et ceux qui écoutent, du profit qu’ils en reçoivent. Notre intérêt propre nous porte à converser. L’homme d’entendement fréquente les bons courtisans, dont les maisons sont plutôt les théâtres de l’héroïsme que les palais de la vanité. Il y a des hommes qui, outre qu’ils sont eux-mêmes des oracles qui instruisent autrui par leur exemple, ont encore ce bonheur que leur cortège est une académie de prudence et de politesse.

 

(...)

 

Les gens d’éminent mérite dépendent des temps. Il ne leur est pas venu à tous celui qu’ils méritaient ; et, de ceux qui l’ont eu, plusieurs n’ont pas eu le bonheur d’en profiter. D’autres ont été dignes d’un meilleur siècle. Témoignage que tout ce qui est bon ne triomphe pas toujours. Les choses du monde ont leurs saisons, et ce qu’il y a de plus éminent est sujet à la bizarrerie de l’usage. Mais le sage a toujours cette consolation qu’il est éternel ; car, si son siècle lui est ingrat, les siècles suivants lui font justice.

 

(...)

 

 

 Plus on a de fonds, et plus on est homme. Le dedans doit toujours valoir une fois plus que ce qui paraît dehors. Il y a des gens qui n’ont que la façade, ainsi que les maisons que l’on n’a pas achevé de bâtir faute de fonds. L’entrée sent  le palais, et le logement la cabane. Ces gens-là n’ont rien où l’on se puisse fixer, ou plutôt tout y est fixe ; car, après la première salutation, la conversation finit. Ils font leur compliment d’entrée, comme les chevaux de Sicile font leurs caracols, et puis ils se métamorphosent tout à coup en taciturnes ; car les paroles s’épuisent aisément quand l’entendement est stérile. Il leur est facile d’en tromper d’autres qui n’ont aussi, comme eux, que l’apparence ; mais ils sont la fable des gens de discernement, qui ne tardent guère à découvrir qu’ils sont vides au-dedans.

 

(...)

 

C’est un grand avantage de concevoir bien, et encore un plus grand de bien raisonner, et surtout d’avoir un bon entendement. L’esprit ne doit pas être dans l’épine du dos, ce qui le rendrait plus pénible qu’aigu. Bien penser, c’est le fruit de l’être raisonnable. À vingt ans, la volonté règne ; à trente, l’esprit ; à quarante, le jugement. Il y a des esprits qui, comme les yeux du lynx, jettent d’eux-mêmes la lumière, et qui sont plus intelligents quand l’obscurité est plus grande. Il y en a d’autres qui sont d’impromptu, lesquels donnent  toujours dans ce qui est le plus à propos. Il leur vient toujours beaucoup, et tout bon ; fécondité très heureuse ; mais un bon goût assaisonne toute la vie.

 

(...)

 

 

(Baltasar Gracián, L'Homme de cour, traduction par Amelot de la Houssaie, 1647)

 

 

 

8 juillet 2012 7 08 /07 /juillet /2012 06:00

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Une tautologie, non ?

 

L'amour ne peut être que libre... 

 

Dès l'aurore, au jardin, près de l'eau :

 

 

Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d'éclairs de chaleur
 À la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de dernière grandeur
Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche
 À la langue d'ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d'hostie poignardée
 À la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
 À la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant
Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle
Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres
Ma femme aux épaules de champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d'allumettes
Ma femme aux doigts de hasard et d'as de cœur
Aux doigts de foin coupé
Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint-Jean
De troène et de nid de scalares
Aux bras d'écume de mer et d'écluse
Et de mélange du blé et du moulin
Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de sureau
Ma femme aux pieds d'initiales
Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent
Ma femme au cou d'orge imperlé
Ma femme à la gorge de Val d'or
De rendez-vous dans le lit même du torrent
Aux seins de nuit
Ma femme aux seins de taupinière marine
Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée
Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours
Au ventre de griffe géante
Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical
Au dos de vif-argent
Au dos de lumière
 À la nuque de pierre roulée et de craie mouillée
Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire
Ma femme aux hanches de nacelle
Aux hanches de lustre et de pennes de flèche
Et de tiges de plumes de paon blanc
De balance insensible
Ma femme aux fesses de grès et d'amiante
Ma femme aux fesses de dos de cygne
Ma femme aux fesses de printemps
Au sexe de glaïeul
Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque
Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens
Ma femme au sexe de miroir
Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison
Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache
Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu.

 

 

(André Breton, L'Union libre in Clair de terre, Gallimard, 1966)

 

 

 

3 juin 2012 7 03 /06 /juin /2012 06:00

 

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La tzigane savait d'avance

Nos deux vies barrées par les nuits

Nous lui dîmes adieu et puis

De ce puits sortit l'Espérance... 

 

 


Après la procession sur la plage des Saintes -Les Saintes-Maries-de-la-Mer, Lei Santei Marias de la Mar-, nous sommes allés nous rafraîchir dans un bar près de l'église qui accueille le monde entier.

 

Autour des tables aux emblèmes de la Camargue, des Gitans, grands-parents et petits-enfants, trouvent comme nous un peu de repos et commentent le beau pèlerinage du jour.

 

Je demande à mes amis :

 

- Vous vous souvenez du magnifique livre que je vous ai montré l'autre jour en Arles ?

 

- Ah, oui ! Sur la vie quotidienne des Tsiganes, le nomadisme, de très belles photos...

 

- C'est une nouvelle édition. La première remonte à 1974. Cadeau à l'époque, et ce témoignage m'est toujours aussi précieux. Je ne vous l'ai peut-être jamais dit mais c'est un Rom qui m'a offert ma première cigarette. Jusque dans les années 1960, il y avait des campements du côté d'Aubervilliers, de la Villette, de Pantin. Je m'y rendais de temps à autre, dans ce monde vif, bigarré et sonore. Et une fois...

 

- Et une fois, ils ont dû se dire que tu étais l'un des leurs avec ta chevelure bouclée !

 

- Pourquoi pas ? Voici un compliment dans ta bouche...Après tout, qui sait ?, originaires que nous sommes la plupart d'entre nous des grandes civilisations qui, établies patiemment sur les bords du Gange et de l'Indus, ont par la suite nomadisé aux quatre vents ! (Rires) Un jour, donc, je suis resté plusieurs heures en leur compagnie. J'avais en général beaucoup de plaisir à les entendre me raconter toutes sortes d'histoires. Au moment de partir, ce jour-là, pour sceller notre amitié, un gamin du même âge que moi, il devait avoir onze-douze ans, m'a tendu une Juan Bastos. Je revois encore le paquet bleu et ses lettres dorées. Nous l'avons fumé à deux, cette cigarette du partage, et ce gosse avait nettement plus d'entraînement que moi. Il n'empêche : quand je l'ai salué, je savais que j'étais un peu moins gadjo et un peu plus homme...

 

Nous repartons dans le mistral qui se lève.

 

J'ai toujours eu, naturellement et plus que jamais ces temps-ci, des affinités électives avec les barbares, les Tsiganes, les Gitans, les Roms, les Manouches, les Gypsies, les Bohémiens, bref, les intouchables, au sens premier, de tous les horizons et de toutes les langues. D'une certaine façon, j'en suis un moi-même.

 

Soudain, à la devanture d'un marchand de souvenirs, une carte postale, autre signe : Les Roulottes, Van Gogh, 1888.

 

Terrain vague de l'existence ouverte en vert Véronèse.

 

 

(Tsiganes et Gitans, photographies : Hans Silvester, textes : Jean-Paul Clébert, éditions du Chêne, 1974 / éditions de La Martinière, 2010)