27 mars 2013 3 27 /03 /mars /2013 07:00

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La lettre envolée...

 

 

J'entends des voix dans l'atelier :  

 

...des groupes d'enragés...

...c'est un régime fasciste et réactionnaire...

...nous voulons ouvrir un grand débat après la gravité des évènements auxquels nous venons d'assister...

...16 millions de jeunes...

...c'est un choc qui secoue la France d'une manière dont on peut dire qu'elle est irréversible...

...une tentative de décentralisation...

...un CAP pour quoi faire ?

 

Pendant le mois de mai 1968, j'écoutais déjà beaucoup la radio. Et que faisais-je d'autre ? Dans le courant, d'une manif l'autre, je remarquais, c'était vraiment frappant, que des hommes et des femmes, jeunes et vieux, ouvriers, salariés, étudiants, ce peuple de Paris, la plupart originaires du Quartier latin, tenaient collés contre leurs oreilles des postes de radio compacts à piles qui leur offraient en direct le doublon spectaculaire de ce qu'ils vivaient sur le pavé. Il se passait quelque chose. Du jamais vu. Un autre monde se profilait nettement. Des signes avant-coureurs étaient apparus un peu partout deux ou trois ans plus tôt, en Amérique du Nord, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Italie. Et le désir le plus articulé de changement a finalement eu lieu ici, qui, un temps, a porté haut les couleurs de l'utopie.

 

De la rue Soufflot au marché Mouffetard, de la rue Saint-Jacques à l'Odéon en passant par les Beaux-Arts, j'accompagnais mon père qui a pris quantité de photos dont certaines, aujourd'hui, le recul historique aidant, se révèlent singulièrement  insolites. Ce printemps-là a vu peu de patients. Sauf exception, un sparadrap par ci, un coup de merbromine par là, solidarité oblige, le cabinet médical paternel ressemblait davantage à un dispensaire de brousse où on a le temps de se servir un verre entre deux consultations qu'à un service urgentiste pour cause d'épidémie saisonnière de rhinopharyngites aiguës. Comme quoi, crier son ras-le-bol à tue-tête garde en bonne santé.

 

Quoi encore ? Durant les rares périodes de calme, les uns et les autres devaient reprendre des forces, je prenais mon atlas d'anatomie humaine, m'installais dans l'appartement près de la fenêtre qui donnait sur le Luco, le jardin du Luxembourg, et dessinais aussi précisément que possible les squelettes, les ramifications nerveuses, les circuits sanguins qui montaient des planches grand format. Je reconstruisais ainsi l'homme selon mon sens de la perspective.

 

Cette deuxième activité d'un loisir qui ne m'a plus quitté m'a conduit à la troisième : tracer des idéogrammes chinois à l'encre bien noire sur des feuilles de velin grège. Peu avant les grands soirs et les petits matins, grâce à un magasin oriental situé rue Monsieur-le-Prince, j'avais acquis le matériel nécessaire pour conduire mon projet. Quinze jours à contempler les pinceaux - à tige de bambou et en soies de porc, c'est ce que m'avait déroulé le vieil homme de l'échoppe à l'accent étrange -, avant d'oser me lancer. La première grève sérieuse m'a alors poussé au travail.

 

Le magasin est toujours à sa place et je regarde sa vitrine avec la même émotion qu'autrefois. Le premier caractère que j'ai voulu tracer désigne la ville de Shanghai, littéralement la cité sur la mer. Dans cette boutique - un énorme masque de dragon rouge et noir, ses yeux exorbitants, vous dévisageait une fois le seuil franchi -,  j'avais aussi trouvé un lexique de langue chinoise en mandarin, la langue parlée dans la Chine du Nord, chaque page comportant un tableau à trois colonnes pour les caractères, solitaires ou combinés en formules usuelles, leurs prononciations, approximatives, bien sûr, et leurs transcriptions en anglais. Un modèle du genre, ce lexique, bien conçu, solide et léger, terriblement efficace : j'ai eu l'occasion de le vérifier sur place, à Pékin ou dans les campagnes du Yunnan. 

 

上海 : le nom et la chose. Résonances. Chuintement grave qui débouche sur un cri. La mythologie maritime qui enveloppe la ville portuaire. On a un peu oublié la concession française, présente pendant près d'un siècle. Un jour, dans la peau de Kin-Fo, le héros libre comme l'air de Jules Verne, je m'y suis promené, il reste de belles demeures, et même un authentique petit coin de Normandie, pas une réplique ! Je trouvais le premier signe plutôt facile à reproduire. Lignes droites et nettes, assise partant de la terre ferme, flèche vers l'azur. Avec le second signe, c'était plus corsé ! Touches rapides et pleins réguliers en alternance. La tonalité du geste, pour ainsi dire, ne va pas dans n'importe quelle direction !

 

Premiers jours de printemps. L'atelier s'éclaire. Je tourne les feuillets de la partition chinoise : yinyuè, la musique, de yin, la voix, et de , joyeux, zhongwu, midi, le poteau dans le sol qui divise le jour en deux, ji, le coq, se prononce de la même façon qu'heureux, le volatile porte bonheur, haowanr, c'est drôle, xiang, qui sent bon, notre guide féminin - daoyou - dans la Cité interdite, très parfumée, aiqing, amour, hui tou jian, à tout à l'heure !, yun, nuage, tian, le ciel, tianqi hao, il fait beau, tian tian, tant et plus, tous les jours, sérénité au Temple du Ciel, gan bei, cul sec, on ne boit pas que du thé en Chine !, xuixi, se reposer, gaoxing, être content, shuo, parler, expliquer, il me revient, tiens, ce mot d'un ami évoquant les meilleures perspectives potentielles de Mai 68 : Pas Mao, le Tao !, yeli, durant la nuit, shifu, le maître spirituel, et celui-ci, véritable montagne russe dans la bouche, yihéyuan, le Palais d'Été, et tant d'autres caractères harmoniques. 

 

Depuis, je continue à m'exercer. Calligraphie. L'écriture de la beauté. Shu Fa. J'aime particulièrement tracer ces deux-là, à la source pour moi de tout : 书, Shu, le livre et 法, Fa, la méthode, la voie.

 

 

 

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