5 décembre 2012 3 05 /12 /décembre /2012 07:00

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Je m'écriai : « Quelle merveille ! quelle merveille ! Il n'y a plus ni naissance, ni mort et il n'y a plus aucune connaissance suprême à poursuivre ! Toutes les complications passées et présentes qu'on compte par mille et sept cents ne sont plus dignes de soucis ! »

 

 

Je consulte mon agenda et m'aperçois que j'ai complètement oublié ce rendez-vous avec un certain public estudiantin à Lübeck. Où ai-je la tête en ce moment ? Si ça continue, tel un gnome, je vais me retrouver coiffé d'un cône orange et blanc. Il faut dire que depuis cette rentrée, je suis en état d'alerte. Rentrée ? Mais laquelle, au juste ? Bon, l'Italie dont, l'autre jour, en Bretagne, je dessinais les contours soyeux, ça sera pour plus tard. Le Nord, ne pas le perdre ! Ainsi que raison garder. Je vais donc m'aventurer un peu plus encore dans ces corridors nordiques de l'esprit et leur glorieux passé hanséatique. Doktor Faustus sera peut-être de la partie, mais ce n'est pas de Thomas Mann dont je parlerai. Pour ma conférence, le feuillet qui me sert de prétexte et que je glisse vite dans mon sac porte ce titre tout de clarté énigmatique : Mutations

 

Dans le train saute-frontières qui file droit en Allemagne, le silence me prend peu à peu. Une journée sur les rails : c'est ce que j'ai pensé tout à l'heure sur le marchepied après un coup d'œil aux manchettes de la presse internationale qui font ici et toujours voler les murs de la gare en gros éclats sans couleurs. Terrorisme, hystérie, énervement et apathie, son double, tueries, restauration, doux vocable bien ambigu, enfumage. Le THÉÂTRE, comme d'hab...

 

Köln, Düsseldorf, Essen, Münster, Bremen, Hamburg. Le sillage fantomatique de B-17 Flying Fortress par centaines dans le ciel. De l'herbe verte, de belles forêts, des villages reluisants. Vent panique : je réalise que je laisse tomber les conjonctions de coordination. Suspension of my disbelief...Et puis les opérateurs logiques. Au point où nous en sommes. Au point où j'en suis. Régression de prime abord. Au début. Avant tout. En premier lieu - je me demande bien où sont les autres. Continuons donc à nous éclater : ensuite, en deuxième lieu - ah, le voici, ce deuxième spot ! - mais aussi, mais encore, de surcroît, en outre, je commence à avoir soif, d'une part et d'autre part, la part maudite et celle des anges, également - égal ment, il n'y a jamais eu aussi peu de preuves d'égalité - au fond, en définitive, tout compte, conte ?, fait, in other words, pour résumer, la vie n'est pas un résumé, ainsi, entre autres et par exemple, et même au demeurant, chers demeurés, par ailleurs, en substance, il est indéniable que ça va franchement mal ! À mon avis, il n'est pas exclu, il me semble bien, je suis tenté de dire, il est probable, je suis persuadé, je penche plutôt du côté de, certes, il va de soi, à ce sujet, à ce propos, à cet égard, indiscutablement, autrement dit, il faut souligner, considérons ce cas, attirons l'attention sur le fait, ce qui signifie, malgré, néanmoins, quand même et quoi qu'il en soit, toute considération faite, par conséquent, il faut que ça change ! Ça peut changer...Le changement, mais quand ?

 

 

Dans mon bagage, avec le feuillet de ma conférence et le CD que l'amie pianiste m'a offert, j'ai pris ce livre que je n'avais pas ouvert depuis des années. Le room service à roulettes me propose un café. Va pour l'or noir ! Je lis à présent des tranches de vie réflexive comme celles-ci :

 

Quand je sors pour la promenade, bien disposé et débarrassé de tout souci, je sens poindre au fond de mon âme, dès les premiers pas, une joie d'un ordre inaccoutumé et d'une vivacité singulière...

 

Il est des choses qu'on ose à peine dire, et pourtant ce sont celles qui exigent le plus d'être dites, qui pressent le plus vers le dehors, étant sans doute les plus vivantes en nous...

 

Quand j'eus dix-sept ans, j'étais résolu à étudier le bouddhisme. Je m'attendais à terminer cette étude dans l'espace d'une année, mais je n'y parvins pas. Une autre année passa sans beaucoup de progrès, et trois autres années suivantes me trouvèrent encore sans progrès...

 

Je veux dire que la langue dans laquelle il me serait donné peut-être, non seulement d'écrire, mais de penser, n'est ni le latin, ni l'anglais, ni l'italien, ni l'espagnol, mais une langue dont pas un mot ne m'est connu, une langue que me parlent les choses muettes...

 

Ne faire qu'un avec tout, n'est-ce pas vivre comme les dieux et posséder le ciel sur terre ?

 

Et savez-vous ce qu'est pour moi l'univers ? Vous le montrerai-je en mon miroir ?

 

Nous entrons dans l'ère d'une nouvelle spiritualité, qui sera la contre-partie de la matérialisation de notre monde...(Ah ! quel indécrottable optimisme !)

 

Les sens deviennent d'une finesse et d'une acuité extraordinaire. Les yeux percent l'infini. L'oreille perçoit les sons les plus insaisissables, au milieu des bruits les plus aigus...Oui !

 

 

Le train arrive enfin à Lübeck. Taxi, vieille ville, la porte de Holstein, Marienkirche, ponts, clochetons, rivières Trave et Wakenitz, île de beauté en briques rouges, hôtel calme, douche, bar, whisky. Je remonte avec le verre dans ma chambre. Par la fenêtre ouverte malgré le froid, je devine le centre où je dois me rendre, sur la gauche, plein sud. Je m'allonge sur le lit. Le piano et le violoncelle, complices divins du CD, m'offrent Debussy comme jamais. Le livre s'ouvre mentalement de lui-même à cette page : par qui lancé, le mental va-t-il frapper sa cible ?

 

 

Credo : il y eut de tout temps une réalité secrète dans l'univers, plus précieuse et plus profonde, plus riche en sagesse et en joie que tout ce qui a fait du bruit dans l'histoire...

 

 


(Jacques Masui, De la vie intérieure, Choix de textes, collection Documents spirituels, Éditions des Cahiers du Sud, Paris, 1952 / Hélène Grimaud & Sol Gabetta, Duo, Deutsche Grammophon, 2012)

 

 

 

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