14 novembre 2018 3 14 /11 /novembre /2018 07:00
Delta zéro

Pour gagner la côte nordique, l'autobus devait passer par Hiroshima. Un crochet au cœur des ténèbres.

 

La grande île, disent les Japonais, bâtie contre vents et marées. Pendant ce temps-là, l'Europe, enfin, une certaine Europe, s'ouvrait à la Renaissance et à ses idées.

 

Singulièrement sobre, le mémorial marmoréen au travers duquel j'aperçois le dôme de Genbaku, le Palais de l'exposition industrielle avant la chute de la fameuse bombe, est le rendez-vous régulier des écoliers pacifistes, des vétérans empêchés et des politiciens incertains. « Monsieur, un mot pour la paix ?, me demande poliment une très jolie étudiante en jupe plissée, élégant foulard bleu comme le ciel printanier autour du cou, et chevelure à la Louise Brooks, voici un post-it ! » Je joue le jeu, dessine, pensant à Picasso, une énième blanche colombe tenant dans son bec un rameau de laurier, et punaise le carré jaune sur un immense tableau de bois parmi la foultitude des vœux pieux. La chaîne nationale de télévision filme la scène, un corbeau freux croasse, je fais déjà partie de l'archive.

 

Situé sur l'autre bord de l'esplanade, j'entame un tour au musée. Deux étages pédagogiques d'un intérêt pour moi secondaire. Retenue encore, discrétion presque. L'évènement a-t-il eu vraiment lieu ? Oui, selon l'évidence. À l'inévitable librairie-boîte à souvenirs, compactés sur un rayon bien en vue, des exemplaires en masse du livre-témoignage de John Hersey, Hiroshima. Sorti dans l'air frais, j'ai regardé la ville. Reconstruite en un tournemain au fort de buildings. Leurs devantures indifférenciées. Tout contre la montre. Longtemps avant la parution de La Cité Potemkine, je me suis souvenu de ma correspondance avec Serge Rezvani. Nous y évoquions tout ça qui a changé la face du monde, comme on dit, depuis 1945. Le destin des civilisations. Un bon titre pour une belle étude. Aujourd'hui, à un jet de javelot vers la rive septentrionale de la mer du Japon, un dictateur allumé qui ne vaut guère mieux dans un autre genre que les mahométans barbus fourbit son arsenal délétère.

 

J'avais mieux à faire et suis reparti en direction de la gare routière, immaculée. Elle me plaisait bien, cette vibrante étudiante échappée de son cinématographe en noir et blanc. C'est ce que je me suis dit au fil de mon chemin. Je connais bien deux ou trois phrases en japonais. Les plus importantes. Avant le départ, sur l'un des rarissimes banc alentour flanqué de monstrueux distributeurs automatiques de sodas aux pieds desquels aucun cabot de clochard ne se risquerait à laisser son empreinte, j'ai à nouveau ouvert le livre :

 

« Vers les monts d'été,

mes sandales saluées,

je reprends la route. »

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