1 novembre 2017 3 01 /11 /novembre /2017 07:00

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Lever rouge dans un grand vent frais.

 

Venu de Rome, je retrouve mes habitudes vénitiennes.

 

« Allez, un bon décapage ! », entonne la presse citoyenne. Pendant ce temps-là, l'humble peuple liquide se met en route, qui à son étal, qui à sa gondole, qui à son banc de flânerie.

 

Bibliothèques, cafés, retour aux bibliothèques, des conversations, des amours.

 

Tout alentour, aux limites, des contrées jadis si fières sont devenues d'actions concertées en renoncements frileux de splendides poubelles à ciel ouvert. Ici, qui me convient, puisque c'est mon élément, le luxe, une fois, le calme et la volupté.

 

Ce matin, j'ai encore rendez-vous avec Michel. Je vois, j'entends, je sens dans toutes les catégories de la connaissance. Je fais remonter le gai savoir des profondeurs du silence. S'élance du carnet stratège posé bien en évidence sur la table de travail devant la fenêtre qui donne sur le canal très Irish sous la mousse cette note mûrie au feutre noir :

 

« La plupart des hommes ont appris à lire pour servir des buts frivoles, comme ils ont appris à calculer afin de tenir leurs comptes et de ne pas se faire duper lors des échanges commerciaux. Mais de la lecture en tant que noble exercice intellectuel, ils ne savent rien ou presque rien. Pourtant, la seule vraie lecture, au sens élevé du terme, n'est pas celle qui nous berce tel un luxe sans jamais faire appel à nos facultés les plus nobles, mais celle qui exige que nous nous dressions sur la pointe des pieds pour lui consacrer nos heures de veille les plus alertes. »

 

Oui, la bibliothèque est un lieu sauvage de livres.

 

Vers Campo Sant'Anzolo, je navigue au hasard des ruelles de ces quartiers excentrés. Au carrefour de l'incertain et de l'improbable, un bar borgne tenu par un Chinois de Hong Kong à la dégaine vigoureuse. Je m'aventure dans le vestibule. Passant l'autel où fume l'encens, les murs couverts d'idéogrammes. Il faut savoir lire, de haut en bas et de droite à gauche. Paysages de montagnes, de ruisseaux qui vont cascadant, et là, un moine solitaire, chapeau pointu, son bâton de marche à la main. Où cette estampe précise le mène-t-il ? Va pour le café ristretto. Et la petite famille ? Tout roule bien, c'est l'année du coq. Large sourire. On parle de tout, on parle de rien, l'homme, à rebours du pèlerin, aime la société. 

 

Une heure pour moi seul. Je tourne les pages du volume clouté d'or :

 

« Le 6 de Mars, je fus voir la Librerie du Vatican, qui est en cinq ou six salles tout de suite. Il y a un grand nombre de livres atachés sur plusieurs rangs de pupitres ; il y en a aussi dans des coffres, qui me furent tous ouverts ; force livres écris à mein & notammant un Seneque & les Opuscules de Plutarche. J’y vis de remercable la statue du bon Aristide à tout une bele teste chauve, la barbe espesse, grand front, le regard plein de douceur & de magesté : son nom est escrit en sa base très antique ; un livre de China, le charactere sauvage, les feuiles de certene matiere beaucoup plus tendre & pellucide que notre papier ; & parce que elle ne peut souffrir la teinture de l’ancre, il n’est escrit que d’un coté de la feuille, & les feuilles sont toutes doubles & pliées par le bout de dehors où elles le tienent. Ils tiennent que c’est la membrane de quelque abre. J’y vis aussi un lopin de l’antien papirus, où il y avoit des caracteres inconnus : c’est un écorce d’abre. J’y vis le Breviaire de S. Gregoire écrit à mein : il ne porte nul tesmoingnage de l’année, mais ils tienent que de mein à mein il est venu de lui. C’est Missal à peu-près come le nostre, & fut aporté au dernier Concile de Trante pour servir de tesmoingnage à nos serimonies. J’y vis un livre, de S. Thomas d’Aquin, où il y a des corrections de la mein du propre autheur, qui escrivoit mal, une petite lettre pire que la mienne. Item une Bible imprimée en parchemin, de celes que Plantein vient de faire en quatre langues, laquelle le roy Philippes a envoïée à ce Pape, come il dict en l’inscription de la relieure ; l’original du livre que le Roy Henry d’Angleterre composa contre Luter, lequel il envoïa il y a environ cinquante ans, au Pape Leon dixiesme, soubscrit de sa propre mein, avec ce beau distiche latin, aussi de sa mein, Anglorum Rex Henricus, Leo décime, mittit Hoc opus, & fidei testem & amicitiae. Je leus les Prefaces, l’une au Pape, l’autre au Lectur : il s’excuse sur ses occupations guerrieres & faute de suffisance ; c’est un langage latin bon pour scholastique. »

 

Et ceci, ailleurs, mais en cohérence :

 

« Je ne voyage sans livres ny en paix ny en guerre. Toutesfois il se passera plusieurs jours, et des mois, sans que je les employe : Ce sera tantost, fais-je, ou demain, ou quand il me plaira. Le temps court et s’en va, ce pendant, sans me blesser. Car il ne se peut dire combien je me repose et sejourne en cette consideration, qu’ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure, et à reconnoistre combien ils portent de secours à ma vie. C’est la meilleure munition que j’aye trouvé à cet humain voyage, et plains extremement les hommes d’entendement qui l’ont à dire. J’accepte plustost toute autre sorte d’amusement, pour leger qu’il soit, d’autant que cettuy-cy ne me peut faillir. Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie, d’où tout d’une main je commande à mon mesnage. Je suis sur l’entrée et vois soubs moy mon jardin, ma basse court, ma court, et dans la pluspart des membres de ma maison. Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pieces descousues ; tantost je resve, tantost j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy. »

 

La vie exquise de Michel.

 

À cheval ou à l'étude, Montaigne et moi avons trouvé le secret de la félicité.

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