Revisitant Hauteville-House par une mer de houle, je tombe sur cette prose plutôt d'actualité.
On peut bien se frotter les yeux :
« Ceux qu’on appelle les insurgés de Cuba me demandent une déclaration, la voici :
Dans ce conflit entre l’Espagne et Cuba, l’insurgée c’est l’Espagne.
De même que dans la lutte de décembre 1851, l’insurgé c’était Bonaparte.
Je ne regarde pas où est la force, je regarde où est la justice.
Mais, dit-on, la mère patrie ! est-ce que la mère patrie n’a pas un droit ?
Entendons-nous.
Elle a le droit d’être mère, elle n’a pas le droit d’être bourreau.
Mais, en civilisation, est-ce qu’il n’y a pas les peuples aînés et les peuples puînés ? Est-ce que les majeurs n’ont pas la tutelle des mineurs ?
Entendons-nous encore.
En civilisation, l’aînesse n’est pas un droit, c’est un devoir. Ce devoir, à la vérité, donne des droits ; entre autres le droit à la colonisation. Les nations sauvages ont droit à la civilisation, comme les enfants ont droit à l’éducation, et les nations civilisées la leur doivent. Payer sa dette est un devoir ; c’est aussi un droit. De là, dans les temps antiques, le droit de l’Inde sur l’Égypte, de l’Égypte sur la Grèce, de la Grèce sur l’Italie, de l’Italie sur la Gaule. De là, à l’époque actuelle, le droit de l’Angleterre sur l’Asie, et de la France sur l’Afrique ; à la condition pourtant de ne pas faire civiliser les loups par les tigres ; à la condition que l’Angleterre n’ait pas Clyde et que la France n’ait pas Pélissier.
Découvrir une île ne donne pas le droit de la martyriser ; c’est l’histoire de Cuba ; il ne faut pas partir de Christophe Colomb pour aboutir à Chacon.
Que la civilisation implique la colonisation, que la colonisation implique la tutelle, soit ; mais la colonisation n’est pas l’exploitation ; mais la tutelle n’est pas l’esclavage.
La tutelle cesse de plein droit à la majorité du mineur, que le mineur soit un enfant ou qu’il soit un peuple. Toute tutelle prolongée au delà de la minorité est une usurpation ; l’usurpation qui se fait accepter par habitude ou tolérance est un abus ; l’usurpation qui s’impose par la force est un crime.
Ce crime, partout où je le vois, je le dénonce.
Cuba est majeure.
Cuba n’appartient qu’à Cuba.
Cuba, à cette heure, subit un affreux et inexprimable supplice. Elle est traquée et battue dans ses forêts, dans ses vallées, dans ses montagnes. Elle a toutes les angoisses de l’esclave évadé.
Cuba lutte, effarée, superbe et sanglante, contre toutes les férocités de l’oppression. Vaincra-t-elle ? oui. En attendant, elle saigne et souffre. Et, comme si l’ironie devait toujours être mêlée aux tortures, il semble qu’on entrevoit on ne sait quelle raillerie dans ce sort féroce qui, dans la série de ses gouverneurs différents, lui donne toujours le même bourreau, sans presque prendre la peine de changer le nom, et qui, après Chacon, lui envoie Concha, comme un saltimbanque qui retourne son habit.
Le sang coule de Porto-Principe à Santiago ; le sang coule aux montagnes de Cuivre, aux monts Carcacunas, aux monts Guajavos ; le sang rougit tous les fleuves, et Canto, et Ay la Chica ; Cuba appelle au secours.
Ce supplice de Cuba, c’est à l’Espagne que je le dénonce, car l’Espagne est généreuse. Ce n’est pas le peuple espagnol qui est coupable, c’est le gouvernement. Le peuple d’Espagne est magnanime et bon. Otez de son histoire le prêtre et le roi, le peuple d’Espagne n’a fait que du bien. Il a colonisé, mais comme le Nil déborde, en fécondant.
Le jour où il sera le maître, il reprendra Gibraltar et rendra Cuba.
Quand il s’agit d’esclaves, on s’augmente de ce qu’on perd. Cuba affranchie accroît l’Espagne, car croître en gloire c’est croître. Le peuple espagnol aura cette ambition d’être libre chez lui et grand hors de chez lui. »
Du panache et une vision, c'est sûr.