10 janvier 2018 3 10 /01 /janvier /2018 07:00

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Je suis invité chez Bernard Pivot dans l'émission qui fit sa renommée.

 

Sur l'étroit plateau qu'illuminent les lampions culturels avant le bouillon général qui s'impatronise désormais dans la plus humble chaumière depuis le crépuscule des années 1980 s'assied sagement en cercle autour de moi la meute compacte des têtes couronnées par l'Académie pourtant très remontée contre la réforme jacobine de l'orthographe, de jeunes romancières, blondes et brunes, forcément talentueuses, leurs robes à fleurs, leurs chattemites appuyées, leurs phrases familiales bien apprises, souples comme des rubans, un philosophe avant-gardiste halluciné de l'arrière-monde, qui fume cigarette sur cigarette, et l'inévitable sociologue vétilleux de service, ses statistiques alignées en colonnes débordant de son classeur jauni, élève émérite, s'il vous plait, de Pierre Bourdieu, gloire à la gloire – sa langue déjà bien pendue à l'endroit de la terre entière pendant la séance préparatoire au salon du maquillage.

 

Tout contre l'animateur, celui-ci, pétillant, me garde à l'évidence pour la soif. Bernard Pivot, louangeur, scrutant à l'apogée du direct les réactions, salue mes Carnets atlantiques, « un livre d'essais très original dans le paysage intellectuel européen ».

 

J'embraye sur les chapeaux de roues, et me lance, saisissant la parole que me donnent les anciens Grecs, dans une vaste synthèse de culture-analyse comme jamais. Consternation. Traçant en cohérence la trajectoire, je cite les morts, mes bien vivants compagnons, Héraclite, Montaigne, Spinoza, Voltaire, Nietzsche, Baudelaire, Rimbaud. Consternation. Je confirme à l'auditoire, et, par-delà, aux spectateurs assidus, qu'en pleine forme, j'écris toujours le même livre. Consternation. 

 

Au buffet après l'émission devant un verre de chablis, la meute faisant bande à part, Pivot me glisse à l'oreille : « Ah, quel délabrement ! » Je lui rétorque : « Délabrement ? Sérieux ? Dévastation totale, oui ! »

 

Je me réveille en sueur. Sur le rebord de la fenêtre ouverte aux vents de la mer Égée, un merle noir visitant ma chambre agite ses ailes. Je me souviens :

 

« Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle. À dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double, et cela sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m’arrivait. Seulement, mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce que l’on appelle illusion, selon la raison humaine… »

 

Tout sentir pour la première fois.

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